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mais savez-vous ce que vous nous préparez avec un pareil système ? Une armée de déserteurs et de renégats…

Suzanne dit à voix basse :

— Puis-je vous donner le bras, Philippe ?

Il s’empressa aussitôt, heureux de lui faire plaisir. Et il éprouvait d’ailleurs un grand bien-être à voir qu’elle s’inclinait contre lui avec la confiance d’une amie. Ils allaient se séparer, et rien ne ternirait le pur souvenir de ce jour. Impression réconfortante, qui n’était point cependant sans lui causer quelque tristesse. Le devoir accompli laisse toujours un goût d’amertume. L’ivresse du sacrifice ne vous exalte plus, et l’on comprend ce qu’on a refusé.

Dans la nuit chaude, parmi toutes les odeurs que la brise agitait, le parfum de Suzanne monta jusqu’à lui. Il le respira longuement, et pensa que nul parfum ne l’avait jamais ému.

— Adieu, dit-il en lui-même, adieu, petite fille, adieu ce qui fut mon amour.

Et, durant ces dernières minutes, comme une grâce suprême qu’il accordait à ses désirs impossibles et à ses rêves défendus, il s’abandonna aux délices de cet amour, éclos mystérieusement dans les régions ignorées de son âme.

— Adieu, dit Suzanne à son tour, adieu, Philippe.

— Vous nous quittez ?

— Oui, sans quoi, mon père reviendrait avec moi, et je ne veux personne… personne…

D’ailleurs, Jorancé et Morestal s’étaient arrêtés près d’un banc, au croisement de deux sentiers, dont le plus large, celui de gauche, montait vers la frontière. On appelait l’endroit « le carrefour du Grand-Chêne ».

Morestal embrassa de nouveau la jeune fille.

— À bientôt, ma bonne Suzanne, et n’oublie pas que je suis témoin à ton mariage.

Il fit sonner sa montre.

— Eh ! eh ! dix heures et quart, Philippe… Il est vrai que rien ne nous presse…