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— Mais voilà, on s’ingénie à déformer l’esprit des enfants.

— Ça dépare ma douzaine.

— Ah ! je te jure bien qu’autrefois nous l’aurions fichu à l’eau, notre maître d’école, s’il avait osé… Mais fichtre, la France avait alors sa place au soleil. Et quelle place ! C’était l’époque de Solférino !… de Magenta !… On ne se contentait pas alors de démolir les poteaux des frontières… on les franchissait, les frontières, et au pas de course…

Il s’arrêta, hésitant, l’oreille tendue. Des sonneries de trompettes retentissaient au loin, sautaient de vallon en vallon, doublées et triplées par l’obstacle des grands rochers de granit, et se dispersaient de droite et de gauche comme étouffées par l’ombre des forêts.

Il murmura, tout ému :

— Le clairon français…

— Tu es sûr ? dit-elle.

— Oui, il y a des troupes d’alpins en manœuvre… une compagnie de Noirmont… Écoute… écoute… Quelle gaieté !… Quelle crânerie ! Ah ! à deux pas de la frontière, ça prend une allure…

Elle écoutait aussi, pénétrée de la même émotion, et elle dit avec anxiété :

— Est-ce que tu crois vraiment que la guerre soit possible ?

— Oui, répondit-il, je le crois.

Ils se turent un instant. Et Morestal reprit :

— C’est un pressentiment chez moi… Ça va recommencer comme en 70… Et pour sûr, j’espère bien, cette fois…

Elle déposa son bol à café qu’elle avait découvert dans un placard et, s’appuyant au bras de son mari :

— Dis donc, le fils arrive… avec sa femme, qui est une bonne femme, que nous aimons bien… Je voudrais que la maison soit jolie pour les recevoir, gaie, pleine de fleurs… Va cueillir les plus belles de ton jardin.

Il sourit.

(À suivre.)