Page:Leblanc - La frontière, paru dans l'Excelsior, 1910-1911.djvu/46

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

attentifs, de tout son être incliné vers lui.

— Je n’aurais pas dû venir, pensa-t-il, non, je n’aurais pas dû.

Et chaque fois qu’il rencontrait le regard de Suzanne, il évoquait l’allure discrète et l’air réfléchi de sa femme.

— Comme tu es absorbé, Philippe ! s’écria Morestal, qui, lui, n’avait point cessé, tout en mangeant, de discourir. Et toi, Suzanne, où donc es-tu ? Avec ton futur époux ?

— Ma foi non, dit-elle sans se troubler. Je songeais aux quelques mois que j’ai passés cet hiver à Paris. Combien vous avez été bon avec moi, Philippe ! J’ai gardé de certaines promenades un souvenir !…

Ils parlèrent de ces promenades, et, peu à peu, Philippe s’étonnait de constater à quel point leur vie avait été mêlée pendant ce séjour. Marthe demeurait à la maison, retenue par les soins du ménage. Eux s’échappaient, en camarades insouciants et libres. Ils visitaient les musées et les églises de Paris, les petites villes et les châteaux de l’Île-de-France. L’intimité se créait entre eux. Et maintenant cela le confondait que Suzanne fût à la fois si près et si loin de lui, près comme une amie, loin comme une femme.

Sitôt le repas fini, il se rapprocha de son père. Morestal, pressé de partir et de rejoindre le capitaine Daspry au rendez-vous fixé, se leva.

— Tu nous accompagnes, Philippe ?

— Certes.

Les trois hommes prirent leurs chapeaux et leurs cannes, mais au seuil de la porte, après un conciliabule à voix basse avec Jorancé, Morestal dit à son fils :

— Tout bien réfléchi, il est préférable que nous y allions seuls. Autant que possible, l’entrevue doit rester secrète, et à trois l’on est moins tranquille…