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de le faire souffrir… Il aurait tant souffert !… Et mon affection pour lui est si profonde !… Et puis, vois-tu, Marthe, les idées qu’il défend, et dont il est, à mes yeux, l’incarnation vivante et admirable, ces idées sont si belles que, quand on ne les partage plus, longtemps encore, toujours, on leur garde, au fond de soi, une sorte de tendresse involontaire. Elles furent la grandeur de notre pays, pendant des siècles. Elles sont fortes, comme tout ce qui est religieux et pur. On se sent un renégat à ne plus les avoir, et toute parole contre elles semble un blasphème. Comment dire à mon père : « Ces idées-là, que tu m’as données, et qui ont été la vie de ma jeunesse, je ne les ai plus. Non, je ne pense plus comme toi. Mon amour de l’humanité ne s’arrête pas aux limites du pays où je suis né, et je ne hais point ceux qui sont de l’autre côté de la frontière. Je suis de ceux qui ne veulent plus de la guerre, qui n’en veulent à aucun prix, et qui donneraient leur sang pour éviter au monde l’horreur de ce fléau. » Comment lui dire de pareilles choses ?

Il se leva, et, tout en marchant, il continuait :

— Je ne les ai pas dites. J’ai caché ma pensée comme une plaie honteuse. Dans les réunions, dans les journaux où je collabore à la dérobée, pour mes adversaires comme pour la plupart de mes compagnons de bataille, j’ai été M. Philippe, reniant mon nom et ma personnalité, donnant le mauvais exemple à ceux qui se taisent par prudence et par peur de se compromettre. Je ne signe pas les brochures que j’écris, et, depuis un an, le livre où je donne la conclusion de mon œuvre, ce livre est prêt sans que j’ose le publier. Eh bien, c’est fini. Je ne peux plus. Le silence m’étouffe. En m’abaissant moi-même, je rabaisse mes idées. Il faut que je parle à haute voix devant tous. Je parlerai.

Il s’était animé peu à peu, ému lui-même par les mots qu’il disait. Sa voix avait pris de l’ampleur. Son visage exprimait l’enthousiasme ardent, irrésistible, aveugle souvent, de ceux qui se dévouent aux cau-