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toute petite, sans mère et livrée à elle-même ; Suzanne, d’humeur moins égale avec Marthe, tantôt exubérante et câline, tantôt agressive et moqueuse, mais toujours pleine de grâce.

Lorsque Marthe eut achevé de défaire les malles, Suzanne voulut elle-même vider le sac de voyage et ranger sur la table tous les menus objets à l’aide desquels on cherche à rendre plus intime la chambre inhabitée, portraits d’enfants, buvards, livres favoris…

— Tu seras bien là, Marthe, dit-elle, la pièce est claire… un cabinet de toilette seul te sépare de Philippe… Mais comment se fait-il que tu aies voulu deux chambres ?

— C’est Philippe. Il a peur de me gêner le matin…

— Ah ! C’est Philippe, répéta la jeune fille… c’est lui qui a voulu…

Au bout d’un instant, elle prit un des portraits et l’examina.

— Comme ton fils Jacques ressemble à ton mari !… beaucoup plus que Paul… Ne trouves-tu pas ?

Marthe s’avança et, penchée sur son amie, elle regarda la photographie avec ces yeux de mère qui semblent voir, dans l’image inanimée, la vie, le sourire et la beauté de l’absent.

— Qui préfères-tu ? Jacques ou Paul ? demanda Suzanne.

— Cette question ! Si tu étais mère…

— Moi, c’est celui qui me rappellerait le plus mon mari que j’aimerais le plus. Pour l’autre, il me semblerait que mon mari avait cessé de m’aimer…

— Tu rapportes tout à l’amour, ma pauvre Suzanne ! Crois-tu donc qu’il n’y a pas autre chose que l’amour ?

— Il y a beaucoup d’autres choses. Mais toi-même, Marthe, ne voudrais-tu pas que l’amour tînt plus de place dans ta vie ?

Cela fut prononcé avec une certaine ironie dont Marthe sentit la pointe. Mais avant qu’elle eût le temps de répliquer, Philippe apparut sur le seuil de la porte.