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de la manœuvre avaient fait main basse sur deux de ses poules et sur un canard. Il semblait hors de lui, exaspéré par une telle catastrophe.

— Seulement, j’ai un témoin, le père Poussière, que voilà. Et je veux une indemnité, sans parler des dommages, et de la punition… C’est-i pas malheureux ?… des soldats de not’pays !… J’suis un bon Français, mais tout de même.

Morestal était beaucoup trop absorbé par la discussion des idées qu’il chérissait pour prendre le moindre intérêt aux histoires du bonhomme, et la présence du fermier lui parut, au contraire, un excellent moyen de revenir à la conversation. Il s’agissait bien de poules et de canards ! Et la guerre ? Et les bruits alarmants qui couraient ?

— Qu’est-ce que vous en dites, Saboureux ?

Le fermier, type de ces paysans que l’on rencontre parfois dans l’Est, à figure austère, tout rasés et qui, avec leur face de médaille antique, rappellent, plutôt que les Gaulois ou les Francs, nos ancêtres de Rome, le fermier s’emporta de nouveau. En 70, il avait marché comme les autres, crevant de faim et de misère, risquant sa peau. Et, au retour, il avait trouvé sa bicoque en cendres. Des uhlans qui passaient… Depuis ce temps, il trimait pour réparer le mal.

— Et vous voulez que ça recommence ? dit-il, que les uhlans viennent encore brûler, saccager ?… Ah ! non, j’en ai assez de ces histoires-là, qu’on me fiche la paix !

On sentait sa haine de petit propriétaire contre tous ceux, de France et d’ailleurs, qui fouleraient d’un pied sacrilège le sol ensemencé, où la moisson est si lente à venir. Il se croisa les bras, l’air grave.

— Et toi, père Poussière, qu’est-ce que tu dirais, si on se battait ? demanda Morestal en appelant le vieux chemineau qui cassait une croûte, assis sur le parapet de la terrasse.

Il était maigre, sec, tordu comme un sarment de vigne, avec de longs cheveux couleur de poussière, et un triste visage im-