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de ravins qui font de cette partie des Vosges un rempart infranchissable…

— Absolument infranchissable, en effet, dit Philippe.

— Erreur, s’exclama Morestal, erreur funeste ! Dès le premier instant où j’ai réfléchi à ces questions, j’ai pensé qu’un jour viendrait où l’ennemi l’attaquerait, ce rempart.

— Impossible !

— Ce jour est venu, Philippe. Depuis six mois, pas une semaine ne s’écoule sans que je rencontre par là quelque figure louche, ou que je me heurte à des promeneurs dont la blouse cache à peine l’uniforme. C’est un travail sournois, progressif, ininterrompu. Tout le monde y concourt. L’usine électrique que la maison Wildermann a dressée follement au bord du précipice n’est qu’un trompe-l’œil. La route qui la dessert est une route stratégique. De l’usine au col du Diable, cinq cents mètres tout au plus. Un effort, la frontière est franchie.

— Par une compagnie, objecta Jorancé.

— Où passe la compagnie, le régiment peut passer, et puis la brigade… À Bœrsweilen, à huit kilomètres des Vosges, il y a trois mille soldats allemands sur le pied de guerre. À Gernach, vingt kilomètres plus loin, il y en a douze mille, et quatre mille chevaux, et huit cents fourgons. Le soir de la déclaration, avant même, peut-être, ces quinze mille hommes auront franchi le col du Diable. Ce n’est pas un coup de main qu’on veut tenter. À quoi bon ? C’est le passage, la prise de possession des crêtes, l’occupation de Saint-Élophe. Quand nos troupes arrivent, trop tard ! Noirmont est coupé, Belfort menacé, le sud des Vosges envahi… Tu vois d’ici l’effet moral… nous sommes perdus. Voilà ce qui se prépare dans l’ombre. Voilà ce que tu n’as pas su voir, Jorancé, malgré toute ton attention… et malgré mes avertissements.

— J’ai écrit, la semaine dernière, à la préfecture.

— Il fallait écrire l’année dernière ! Pendant ce temps, l’autre vient, l’autre