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sion et sans tumulte. Les domestiques avaient envahi le salon. Les femmes concouraient à la besogne. Dans la grande angoisse qui étreignait les cœurs, au souffle formidable de la guerre, personne ne songeait plus qu’à sa tâche individuelle, à la contribution d’héroïsme que le destin réclamait de tous. Qu’importaient vraiment les petites blessures de l’orgueil et les petits chagrins que suscitent en nous les raffinements de l’amour ! Que signifiaient les petites trahisons de la vie quotidienne !

— Il va mieux, dit Marthe… Tiens, Suzanne, fais-lui respirer des sels.

Duvauchel ouvrit les yeux. Il aperçut Marthe et Suzanne, sourit et murmura :

— Bigre !… Ça valait la peine… Duvauchel est un veinard…

Mais il y eut, dans la vaste salle, un silence imprévu, comme un arrêt spontané de tous les organes qui fonctionnaient. Et, soudain, une voix s’éleva sur le seuil :

Ils ont passé la frontière ! Il y en a deux qui ont passé la frontière !

Et Victor s’écria :

— Et d’autres viennent ! On voit leurs casques… Ils viennent ! Ils sont en France !

Les femmes tombèrent à genoux. L’une d’elles gémit :

— Oh ! mon Dieu ! Ayez pitié !

Marthe avait rejoint Philippe à l’entrée de la terrasse, et ils entendirent le capitaine répéter tout bas, avec un accent de désespoir :

— Oui, ils sont en France… Ils ont traversé la frontière.

Ils sont en France, Philippe, dit Marthe, en prenant la main de son mari.

Et elle sentit que cette main tremblait.

Se redressant vivement, le capitaine commanda :

— Pas un coup de feu !… Que personne ne se montre !

L’ordre vola de bouche en bouche, et, dans le Vieux-Moulin, d’une extrémité à l’autre du domaine, ce fut le silence et l’immobilité. Chacun se tenait à son poste. Tout le long du mur, juchés d’aplomb sur un talus improvisé, les soldats se dissimulaient.

À ce moment, une des portes du salon s’ouvrit, et le père Morestal apparut, au bras de sa femme. Vêtu d’un pantalon et