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yeux, et une telle rougeur enflammait sa figure que ses lèvres sanglantes paraissaient à peine rouges.

Philippe, stupéfait des mots qu’il avait prononcés, et plus encore de ceux qu’il avait été sur le point de prononcer, Philippe éprouvait subitement, en présence de la jeune fille, le besoin d’être doux, amical, et de réparer son inexplicable brusquerie. Une pitié imprévue l’amollissait. Il saisit entre ses mains les petites mains glacées et, gentiment, avec une intonation de grand frère qui gronde :

— Pourquoi êtes-vous restée, Suzanne ?

— Je puis vous l’avouer, Philippe ?

— Mais oui, puisque je vous le demande, répondit-il, un peu inquiet.

— J’ai voulu vous voir, Philippe… Quand j’ai su que vous arriviez…, et qu’en retardant mon départ d’un jour… d’un seul jour… vous comprenez, n’est-ce pas ?…

Il se tut, pensant bien que, s’il répliquait le moindre mot, elle en dirait aussitôt qu’il ne voulait pas entendre. Et ils ne savaient plus comment se tenir l’un en face de l’autre, et ils n’osaient plus se regarder. Mais Philippe sentait les petites mains tiédir au contact des siennes, et toute la vie, en cet être jeune et tumultueux, affluer de nouveau ainsi qu’une source libérée qui ramène la joie, la force et l’espoir.

Des pas se faisaient entendre, et un bruit de voix s’éleva dans le vestibule.

— Monsieur Morestal, chuchota Suzanne.

Et le vieux Morestal criait, en effet, avant même d’entrer :

— Où es-tu donc, Suzanne ? Voilà ton père qui arrive. Vite, Jorancé, les enfants sont ici. Mais oui, ta fille également… je l’ai ramenée de Saint-Élophe… Mais toi, tu es donc venu par les bois ?

Suzanne enfila de longs gants de suède et, au moment même où la porte s’ouvrit, elle dit, d’un ton de résolution implacable, et comme si cette promesse devait combler Philippe de satisfaction :

— On ne verra plus mes bras nus… Per-