Page:Leblanc - La frontière, paru dans l'Excelsior, 1910-1911.djvu/175

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il lâcha l’appareil et réfléchit quelques secondes. Puis il dit en souriant :

— Bigre, ça commence bien. Deux cents hommes contre quelques milliers… pendant trois heures ! S’il en reste un de la quatrième compagnie, il aura de la chance, celui-là…

— Mais c’est de la folie ! protesta Philippe.

— Monsieur, les chasseurs alpins et le vingt-huitième de ligne sont en route, et, derrière eux, certainement, la division Dornat. S’ils arrivent trop tard, si les crêtes des Vosges sont prises, si la frontière est franchie, si le vallon de Saint-Élophe est occupé, et cela, le jour même de la déclaration de guerre, pensez au retentissement que ce premier échec aura dans toute la France. Si, au contraire, une poignée d’hommes se sacrifie… et réussit, l’effet moral sera incalculable. Je tiendrai trois heures, monsieur.

Ces paroles furent prononcées simplement, avec la conviction profonde de l’homme qui envisage toute l’importance de son acte. Déjà il descendait les marches de pierre. En saluant Philippe, il dit encore :

— Vous pouvez féliciter M. Morestal, monsieur. C’est un Français clairvoyant. Tout ce qui se passe, il l’avait prévu. Espérons qu’il n’est pas trop tard.

Il sauta en selle, éperonna son cheval, et partit au galop.

Philippe le suivit des yeux jusqu’à l’Étang-des-Moines. Lorsque l’officier eut disparu derrière un repli de terrain, il laissa échapper un geste de colère, et murmura :

— Cabotinage !

Cependant il braqua la longue-vue sur le col du Diable, et il aperçut, autour de la ferme Saboureux, des soldats qui couraient, grimpant aux rochers de droite et de gauche avec une agilité de jeunes bêtes. Il songea qu’ils avaient oublié leur lassitude, et qu’ils semblaient se divertir à une manœuvre où chacun apportait son effort particulier, sa tactique personnelle,