Page:Leblanc - La frontière, paru dans l'Excelsior, 1910-1911.djvu/15

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un progrès momentané de la civilisation. J’ai mal compris sans doute. N’importe, ton livre n’est pas très clair. On croirait que tu hésites. J’attends avec impatience l’ouvrage que tu annonces sur l’idée de patrie à notre époque et dans l’avenir… »

Ce livre, auquel Morestal faisait allusion, était prêt depuis un an, sans que Philippe, pour des raisons qu’il tenait secrètes, consentît à le livrer à son éditeur.

— Tu es heureux d’être au pays ?

Marthe s’était approchée et avait croisé les deux mains sur son bras.

— Très heureux, dit-il. Et je le serais encore davantage, s’il ne devait pas y avoir entre mon père et moi cette explication… que je suis venu chercher.

— Tout se passera bien, mon Philippe. Ton père a tant d’affection pour toi ! Et puis tu es si sincère !…

— Ma bonne Marthe, dit-il en l’embrassant au front avec tendresse.

Il l’avait connue à Lunéville, par l’intermédiaire de M. Jorancé dont elle était la petite cousine, et tout de suite il avait senti en elle la compagne de sa vie, celle qui le soutiendrait aux heures difficiles, celle qui lui donnerait de beaux enfants, qui saurait les élever et faire d’eux, avec son aide et ses principes, des hommes vigoureux et dignes de porter son nom.

Peut-être Marthe eût-elle souhaité davantage, et peut-être, jeune fille, avait-elle rêvé que la femme n’est pas seulement l’épouse et la mère, qu’elle est aussi l’amante de son mari. Mais elle vit bientôt que l’amour comptait peu pour Philippe, homme d’étude, et qui s’intéressait beaucoup plus aux spéculations de la pensée et aux problèmes sociaux qu’à toutes les manifestations du sentiment. Elle l’aima donc comme il voulait être aimé, étouffant en elle, ainsi que des flammes que l’on recouvre, toute une passion frémissante, faite de désirs inassouvis, d’ardeurs contenues, d’inutiles jalousies, et n’en laissant échapper que ce qu’il fallait pour le réchauffer aux heures du doute et de la défaite.

Petite, mince, d’aspect fragile, elle fut