Page:Leblanc - La Vie extravagante de Balthazar, paru dans Le Journal, 1924-1925.djvu/78

Cette page a été validée par deux contributeurs.

un spectacle qui ne l’avait jamais frappé, il lui ôta doucement des bras, avec une pitié infinie, la trop lourde serviette qui déformait la taille de la jeune fille.

Elle ne résista pas. Elle n’avait plus de forces. Ses lèvres épelaient des mots inachevés.

— Mon Dieu ! répéta-t-il, comme tu es changée ! Tes yeux, ta bouche ne sont plus les mêmes… Oui… tu as raison… Yolande n’accepterait pas… et comme je ne veux à aucun prix te sacrifier…

Ils ne remuaient point, et leurs regards ne pouvaient se désunir. Les passants observaient ce couple éperdu qui barrait le milieu de l’allée. Sur un banc voisin, un ecclésiastique plongeait dans son bréviaire. Des jardiniers qui bêchaient une plate-bande suspendirent leur ouvrage. Personne ne souriait cependant, car ils avaient tous les deux un air à la fois farouche et intimidé.

Ce fut un enfant, avec son cerceau, qui les détacha l’un de l’autre. Coloquinte rougit comme si elle était vue, brusquement en pleine lumière, par des gens dont les yeux l’embarrassaient. Elle tendit les bras pour reprendre la lourde serviette dont elle ne s’était jamais séparée. Il refusa. Jamais plus elle ne porterait le fardeau.

Alors elle fit quelques pas en arrière. Il voulut l’appeler. Mais ils s’étaient dit, sans parler, tout ce qu’ils avaient à se dire. Il ne la retint plus. Elle s’éloigna lentement.

Balthazar la suivit des yeux, tandis qu’elle cheminait comme quelqu’un qui ne sait pas où il va. Des massifs d’arbustes la cachèrent. Elle reparut plus loin, puis on ne la vit plus. Aussitôt, il se sentit incapable de rester debout, et il marcha, en vacillant, avec cette impression qu’il n’y avait plus de lumière autour de lui, et avec la peur de ne pouvoir atteindre le banc où l’ecclésiastique était assis. Il se laissa tomber, en une attitude si accablée que le prêtre lui dit, d’une voix pleine de sollicitude :

— Qu’avez-vous, mon enfant ? Vous souffrez ?

— Non… non… je ne souffre pas, murmura-t-il. Seulement, ce qui m’arrive est si extraordinaire !…

De fait, il gardait une mine ahurie. Voilà que roulait encore le tourbillon des événements inexplicables, et, sans trop savoir ce qu’il disait, il demanda à ce brave voisin qui s’intéressait à lui et qui peut-être pourrait l’assister :

— Croyez-vous que je doive courir après elle ?

— Après cette personne qui est partie ?

— Oui.

— C’est votre sœur ?

— Non, une amie.

— Vous êtes fâché contre cette amie ?

— Non… au contraire… Seulement, je suis fiancé.

— Avec elle ?

— Non, avec une autre.

— Pour laquelle vous nourrissez des sentiments d’affection ?

— Je la connais à peine, affirma Balthazar, en reniant Mlle Rondot.

— Ah !

L’ecclésiastique avait pris une position de confesseur qui écoute, le menton sur le poing et le coude sur le genou. Sa figure, assez vulgaire et dénuée d’intelligence, offrait, dans ce cadre de cheveux blancs, d’énormes joues violettes et de lourdes paupières à demi rabattues sur de petits yeux qui cherchaient à comprendre. C’était malaisé.