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D’ailleurs, M.  Vaillant du Four, son voisin des Danaïdes, qui lui avait valu le poste agréable de dégustateur, et qui assistait, de fondation, à ces agapes, ne manquait jamais de l’approuver, et M.  Vaillant du Four, homme taciturne et vulgaire, dont la barbe blanche et la tenue rigide inspiraient le respect, possédait en ces matières toute l’autorité d’un ivrogne professionnel.

Balthazar se grisa comme l’exigeait le contrat, et ils s’en allèrent bras dessus, bras dessous, en chantant des couplets bachiques auxquels M.  Vaillant du Four ajoutait cet inévitable refrain :

— Vaillant du Four, tu n’es qu’une fripouille… Tu entends, n’est-ce pas ? une fripouille abominable… une sacrée fripouille…


Aux fortifications, M.  Vaillant du Four s’écroula, et Balthazar dut le traîner par un bras et par une jambe jusqu’à sa cabane. Lui-même eut bien du mal à retrouver les Danaïdes et à mettre la clef dans la serrure de son logis. Mais, sitôt la porte ouverte, il saisit la boîte d’allumettes et la bougie placées à l’endroit convenu par la prévoyante Coloquinte. Il alluma et fut stupéfait d’apercevoir, sous le flambeau, deux lettres. Depuis six ans qu’il habitait les Danaïdes, Balthazar n’avait jamais reçu de lettres. Qui donc lui eût écrit ? Personne ne connaissait son adresse.

Il décacheta l’une d’elles, et, bien que les fumées du vin le rendissent absolument incapable de comprendre un seul mot, il avait, tout en lisant, l’impression qu’il lisait quelque chose de tout à fait extraordinaire.

La lettre contenait ces lignes :

« Mon cher fils,

» Pardonne-moi la conduite que les circonstances m’ont forcé de suivre à ton égard. Je n’invoque aucune excuse : un père qui renie son fils, qui se cache de lui, et ne se fait pas connaître, c’est un mauvais père. Je te demande pardon.

» Aujourd’hui cependant que le moment approche où je vais comparaître devant Dieu, je voudrais réparer un peu mes erreurs, et, tout au moins, faire en sorte de te donner les joies de la vie et de la fortune.

» Tu en es digne. Quoique tu ne saches pas qui je suis, je n’ignore rien de ton existence difficile et de tes efforts méritoires pour rester dans la bonne voie. Continue, mon cher fils, et puisse l’acte de réparation que j’accomplis envers toi contribuer à ton bonheur.

» Balthazar, apprends ceci : dans un coin de la forêt de Marly, à l’emplacement exact que désigne le point que j’ai marqué au crayon rouge sur le petit plan ci-inclus, il y a une clairière, dont un orme touffu occupe le centre. Tu t’y rendras, et, là, tu suivras les instructions minutieuses que j’ai inscrites au coin du plan. Elles te conduiront près d’un vieux chêne au creux duquel j’ai glissé un portefeuille de cuir qui contient, en titres de rente et en billets, la somme de seize cent mille francs. Cette somme m’appartient en toute propriété. Je te la donne.

» Adieu, mon cher fils. Ces lignes te seront remises après ma mort. Respecte ma volonté, et pardonne-moi.

 » Ton père. »