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et enflammée, sans un poil, était celle d’un Romain de la décadence, accoutumé, les soirs d’orgie, à porter une couronne de raisins rouges. Quand il levait les bras, sa poitrine grasse rentrait en elle-même et faisait saillir un petit ventre en boule pareil à un ballon d’enfant.

La séance se termina par un assaut d’escrime. Coiffé d’un casque en fil de fer et vêtu de son caleçon mouillé, il se démenait avec une agilité extrême, sautillait à la façon d’un bonhomme en baudruche, et lardait son adversaire à coups de fleuret.

Balthazar, assez déconcerté, demanda :

— C’est Beaumesnil, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit Coloquinte, c’est M. Beaumesnil, votre père.

Il ne protesta pas.

— C’est un grand et illustre poète, affirma-t-elle. À Syracuse, à Catane, nous avons reçu la visite de dames et de messieurs qui s’empressaient autour de lui et le comblaient de louanges.

Balthazar murmura, en hochant la tête :

— Il me semble un peu étrange.

Elle formula :

— Les grands poètes sont ainsi, monsieur Balthazar.

À ce moment, le grand poète ayant aperçu Balthazar et Coloquinte, leur fit un signe d’amitié et se dirigea vers sa cabine, d’où il sortit en trottinant, habillé d’un peplum de soie blanche, et la tête nue. Ses lèvres, aux coins retroussés, ses sourcils en accent circonflexe, lui donnaient un air de petit garçon heureux.

Il baisa la main de Coloquinte, s’assit à côté de Balthazar, et lui dit sans préambule :

— Coloquinte m’a raconté peu à peu votre histoire, Rudolf, et les événements singuliers dont vous avez été victime. Quoique la vérité soit bien difficile à découvrir au milieu de ténèbres aussi épaisses, il est certain qu’il existe entre nous des liens secrets dont l’avenir nous démontrera la réalité. En attendant, ne nous est-il pas possible d’en établir d’autres qui soient faits de sympathie, de confiance et d’estime mutuelle ? Nous serons alors tout prêts à nous aimer comme père et fils, puisque nous nous aimerons déjà comme hommes.

Sa voix, qui contrastait avec sa physionomie béate, rappelait les sons caverneux d’une basse chantante. Il devait aller la chercher au plus profond de son ventre et l’exhalait comme une voix d’outre-tombe. Mais, au bout d’un moment, on en subissait le charme grave, et sa musique, sonore à la fois et insinuante, vous pénétrait d’une langueur agréable.

— Puisque je connais votre histoire, il est bon que vous connaissiez la mienne, Rudolf, tout au moins dans la mesure où elle vous concerne. Cela m’oblige à certaines révélations qui pourraient sembler indiscrètes si la presse du monde entier n’avait jadis éclaboussé de scandale la plus intime et la plus douloureuse des aventures. En quelques mots, voici. Il y a plus d’un quart de siècle, âgé de vingt ans, poète inconnu, je fus appelé comme précepteur dans une petite cour royale d’Allemagne. La reine, aimable et fraîche, admirée de tous, et que l’on désignait sous le nom gracieux de Fraise-des-Bois, voulut bien me compter parmi ses amis.