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lui sembla bouleversé. Les yeux fixes, un peu de sueur au front, le jeune homme écoutait avec un ahurissement visible l’histoire la plus secrète de sa vie intime.

— Dois-je achever ? demanda M. Rondot de plus en plus sévère.

Balthazar ne répondit pas. L’honorable commerçant se pencha vers lui, et, le papier à la main, chevrota d’une voix sourde :

« À la fin du mois d’août, donc il y a huit mois, le sieur Balthazar a reçu, trois jours consécutifs, la visite d’un gros homme corpulent qui, chaque fois, resta plusieurs heures avec lui et qu’il reconduisit jusqu’aux fortifications. Or, la semaine suivante, les journaux publiaient le portrait du gros homme corpulent et annonçaient son arrestation.

» Nous aurons la pudeur de ne pas insérer ici le nom de ce gros homme, ni celui de la bande redoutable qu’il a formée, et nous ne voulons faire aucune supposition sur les rapports qui ont pu exister entre le célèbre bandit et le professeur de philosophie quotidienne. Mais nous devons noter que c’est à la suite de ces entrevues que le sieur Balthazar a distribué de l’argent, dans le but peut-être de prévenir des dénonciations qui, contrairement à toute vraisemblance, ne se sont pas produites. La maison X. Y. Z. qui ne s’aventure jamais sur le terrain des hypothèses, soumet les faits à votre sagacité, vous les expliquera de vive voix si cela vous agrée, et vous prie de recevoir l’assurance de sa respectueuse considération. »

Le rapport était fini. Charles Rondot l’empocha lentement, sans lâcher des yeux son adversaire. Comment allait-il se défendre ? Quelles raisons valables donnerait-il de ses accointances avec une bande de malfaiteurs ? Complice ou dupe… qu’était-il ?

— Je sais ce qui me reste à faire, murmura Balthazar.

M. Rondot recula, dans la crainte d’un coup de couteau. Mais Balthazar se leva tout simplement, saisit son chapeau et enfila son gant jaune beurre.

— Mes compliments, monsieur.

Et il se disposait à sortir, quand soudain il fit face à l’honorable commerçant et lui dit d’un ton ferme :

— Et si je persiste dans ma demande ?

— Si vous persistez ?… répliqua M. Rondot, que ce revirement démonta.

— Oui, si je maintiens ma prétention à la main de Mlle Yolande, votre fille, à quelles conditions me l’accorderez-vous ?

Il avait tiré de sa redingote un calepin et un crayon, et il attendait, l’air digne d’un maître d’hôtel qui sollicite le menu du client.

M. Rondot était suffoqué. L’adversaire dont le cou maigre émergeait maintenant du faux col comme un cou de héron, lui semblait subitement grandi. Il articula :

— D’abord vous expliquer sur les visites du gros homme corpulent et sur cette affaire des bandits.

Balthazar nota, en répétant tout haut, et comme si on lui commandait un potage Saint-Germain et un turbot…

— Gros homme corpulent… Affaire des bandits… Et avec ça ?

— Avec ça, reprit Charles Rondot, tout à fait dominé… Avec ça, il me faudrait un nom… un nom et un père.

— Un nom et un père, inscrivit Balthazar. Et puis ?

— Et puis une situation, que diable ! des appointements !… une somme liquide !

— Situation… appointements… somme liquide…

Balthazar referma son calepin.

— C’est bien, monsieur. Je ne reparaîtrai devant vous que le jour où il me sera possible de vous donner satisfaction. Croyez que je m’y emploierai de mon mieux, et recevez, monsieur, mon humble salut.