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Balthazar eût pu interrompre Charles Rondot et objecter qu’il n’aurait jamais levé les yeux sur Mlle Rondot, si elle ne lui avait, elle-même, à brûle-pourpoint, déclaré une flamme d’autant plus inattendue qu’il ne se croyait ni les qualités, ni le physique d’un séducteur. Mais Charles Rondot reprenait déjà :

— Un mariage entre ma fille et vous ! Évidemment, Yolande a subi une de ces crises qui jettent les jeunes filles les plus adroites à la tête du premier imbécile qui passe. C’est une enfant un peu exaltée, trop assidue aux matinées de la Comédie-Française, et qui, elle-même, « fait » de la poésie. Donc, simple toquade de sa part, et dont j’aurais pu ne pas me soucier. N’importe ! Une heure après, je m’adressais à l’agence de renseignements X. Y. Z. Qui étiez-vous ? D’où sortiez-vous ? Quels moyens d’existence ? X. Y. Z. a poursuivi son enquête. Voici la réponse, monsieur.

Du revers de ses doigts, Charles Rondot frappait sur une lettre dépliée, et regardait Balthazar avec l’œil sévère du juge d’instruction qui ouvre, devant le prévenu, un dossier tout craquant de preuves.

Le prévenu n’en menait pas large. On l’eût mis en face d’un cadavre dépecé qu’il n’aurait pas fait plus médiocre contenance.

Et le juge d’instruction commença :

« Le sieur Balthazar… (une pause lourde de suspicion, l’œil devint sarcastique : appelle-t-on sieur un homme qui n’a rien sur la conscience ?) le sieur Balthazar habite, si j’ose m’exprimer ainsi, par derrière la butte Montmartre et au-delà des fortifications, dans un terrain où grouillent des cahutes et des « cambuses » de chiffonniers, et que l’on appelle la Cité des Baraques. La villa des Danaïdes, à laquelle on accède par un ruisseau de boue et de détritus, se compose d’un petit enclos, de deux arbres morts et d’un vaste tonneau qui sert de chambre à coucher, de salon et de cuisine. Sur la barrière, on lit : « Balthazar, professeur ». Professeur de quoi ? De tout et de rien, pourrait-on dire. Précisons. Professeur de philosophie quotidienne pour demoiselles, de tango pour dames mûres, et de prononciation française pour étrangers… Professeur de dégustation dans un « bouchon » de Montmartre. Professeur de billard et de culottage de pipes à Clignancourt… etc., etc. Ces divers métiers ne lui rapportent pas grand-chose, ce qui ne l’empêche pas de s’offrir les services de la nommée Coloquinte, petite orpheline qui fait le ménage de quelques chiffonniers, et notamment nettoie, éponge, astique, fourbit la villa des Danaïdes. En dehors de cette Coloquinte, qu’il intitule sa dactylographe, et de M. Vaillant du Four, un vieil ivrogne dont la villa est contiguë à sa villa, le sieur Balthazar entretient des relations cordiales avec tous ses voisins et ne se gêne pas pour leur faire, à l’occasion, ses confidences. « Un enfant trouvé, dit-il, voilà ce que je suis… trouvé par moi-même, un matin de décembre, sur une grand-route, et qui, depuis, a mangé comme il a pu, et s’est élevé comme il a pu. Des papiers, des actes de naissance ? un nom de famille ? une mère ? un père ? Billevesées ! On s’en passe comme de chaussettes et de chemises ! » Le sieur Balthazar s’est peut-être passé de chemises et de chaussettes. Il ne s’en passe plus. Il fait même empeser ses faux cols, vide des flacons d’odeur, fume des cigares de luxe, et glisse parfois cent sous à des voisins dans l’embarras… Comment expliquer de telles prodigalités ? Nous avons poursuivi nos recherches jusqu’à la dernière limite, et, à travers les potins et les exagérations, fini par démêler certains faits corroborés par les preuves les plus certaines et dont il est assez étrange que la justice n’ait pas même été saisie. Notre rôle se bornant à vous renseigner, nous le ferons sans commentaires et en quelques lignes, où nous vous prions de trouver la conclusion de notre minutieuse enquête. »

Charles Rondot s’arrêta pour juger de l’effet produit par cette lecture. Balthazar