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diplôme de « fin dégustateur » que lui avait délivré M.  Vaillant du Four.

Me La Bordette repoussa dédaigneusement ce chiffon.

— En somme, dit-il, pas de pièces probantes. Cela nous met dans l’obligation de procéder nous-même à cette enquête et de vous prier, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, d’ouvrir le col de votre chemise.

Cette formalité saugrenue ne parut pas surprendre Balthazar outre mesure. Il défit sa cravate et enleva son col. Au haut de la poitrine, il y avait les vestiges d’un tatouage où se distinguaient encore trois lettres à demi effacées.

Le notaire se pencha, une loupe à la main, et déclara :

— M. T. P. Les trois lettres y sont. Nous sommes d’accord. Il ne nous reste plus qu’une épreuve pour que toutes vérifications soit dûment accomplies.

Il présenta un tampon enduit d’encre et ordonna :

— Veuillez imprimer là-dessus la face interne de votre pouce gauche. Non, monsieur, celui-ci est votre pouce de la main droite. Nous avons besoin de la gauche et de l’extrémité du pouce…

Assez troublé, Balthazar obéit. Le notaire appliqua sur une feuille de papier l’empreinte ainsi obtenue, la confronta avec une empreinte dessinée sur une autre feuille de papier, et conclut nettement :

— Cette fois, la cause est entendue.

— La cause est entendue ?… C’est-à-dire ?…

— C’est-à-dire que vous êtes bien le sieur Balthazar, et que le sieur Balthazar est, en l’espèce…

— En l’espèce ?…

— Godefroi, fils du comte de Coucy-Vendôme, baron des Audraies, duc de Jaca, et grand d’Espagne…



III

La prédiction de la somnambule


Coloquinte laissa tomber sa lourde serviette qui s’ouvrit et livra passage à une brosse de chiendent et à une timbale en aluminium. Balthazar secoua un peu la tête sous cette avalanche de titres et de noms sonores, et saisit son chapeau comme prêt à s’en coiffer : dans le désordre de ses pensées il ne retenait guère que son privilège de grand d’Espagne à demeurer couvert.

Mais le notaire La Bordette n’avait pas de temps à perdre. Si, par faiblesse humaine, il se fût dépouillé de son armature d’impassibilité, son père et son grand-père n’avaient aucune raison pour participer à l’émotion du professeur et de sa dactylographe. Il continua donc son discours :

— Attaché depuis plus d’un siècle à la famille de Coucy-Vendôme, nous fûmes mandés, il y a quelques mois, en son hôtel du faubourg Saint-Germain par le comte Théodore, dernier du nom, puisque feu Mme  la comtesse ne lui a laissé que quatre filles. Le comte Théodore atteint déjà d’une maladie qui ne pardonne pas, nous confia l’existence d’un fils qu’il avait eu, étant jeune homme, de ses relations avec la demoiselle Ernestine Henrioux. Le comte, poussé par des scrupules qui l’honorent, désirait réparer cette faute de jeunesse et transmettre, grâce à une reconnaissance en règle, son nom et une partie de sa fortune à son fils Godefroi qui vivait quelque part, il ignorait où, sous le nom de Balthazar.