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Elle vit le valet de chambre qui traversa le jardin et qui revint avec une lettre dont il examinait l’enveloppe.

Ayant monté, il frappa et tendit la missive.

« Mademoiselle Clara, 27, avenue du Maroc. »

Elle ouvrit l’enveloppe et lut.

Un cri s’étrangla dans sa gorge, et elle balbutia :

— J’y vais… j’y vais.

Le valet de chambre observa :

— Puis-je rappeler à madame que le patron…

Sans hésitation, il lut à son tour :

« Mademoiselle, le patron a été blessé sur le palier. Il est couché dans son bureau de l’entresol. Tout va bien. Mais il vous réclame. Respectueusement. — Courville. »

L’écriture était si bien imitée que le valet de chambre, qui la connaissait, ne songea pas à retenir Clara. D’ailleurs, eût-il été possible de la retenir ?

Clara s’enveloppa d’un vêtement, courut à travers le jardin, aperçut la figure débonnaire de Sosthène, l’interrogea, et, sans attendre la réponse, monta dans la voiture.


XIV

Rivalité

Pas une seconde, l’idée ne vint à Clara qu’il pût y avoir stratagème et embûche. Raoul était blessé, mort peut-être. En dehors de cette épouvantable réalité, rien ne comptait. Si elle arrivait à réfléchir, dans le tumulte de son cerveau, elle examinait seulement les divers incidents qui avaient pu se présenter : visite de Raoul dans la maison du 63, rencontre avec Gorgeret ou avec le grand Paul, choc, bataille, transport du blessé dans l’entresol. Elle n’envisageait que des drames et des catastrophes, et la blessure prenait l’aspect, visible pour elle, d’une abominable plaie par où s’écoulaient des flots de sang.

Mais une blessure, c’était l’hypothèse la plus favorable, et à laquelle elle ne croyait guère. La vision de la mort ne la quittait pour ainsi dire pas, et il lui semblait que les formules employées par Courville dans sa lettre hâtive eussent été différentes si le dénouement de la bataille avait été moins grave. Non, Raoul était mort. Elle n’avait pas le droit de mettre en doute cette mort qu’elle apercevait tout à coup comme un événement que les circonstances avaient préparé depuis longtemps. Le destin, en rapprochant d’elle Raoul, exigeait cette mort inévitable. Un homme aimé de Clara et qui aimait Clara devait mourir fatalement.

Pas un instant non plus elle ne pensa aux conséquences que son arrivée près du cadavre pouvait avoir pour elle. Que le choc se fût