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trèrent dans un café où consommaient de rares clients.

— Deux vermouths… et de quoi écrire ! commanda-t-il.

Longtemps il réfléchit, la bouche crispée, l’expression féroce. Puis il bredouilla, disant à voix basse la suite de ses idées :

— C’est ça… oui… c’est ça… elle tombera dans le piège… c’est réglé… Puisqu’elle l’aime, elle y tombera… Et alors, je la tiens… Elle cédera… Sinon, tant pis pour elle !

Un silence. Et il interrogea :

— Dommage que je n’aie pas de son écriture à lui… Tu n’en as pas, toi ?

— Non. Mais…

— Mais quoi ?

— J’ai une lettre de Courville, chipée sur le bureau de l’entresol.

Le visage du grand Paul s’éclaira.

— Donne.

Il étudia l’écriture. Il copia des mots, s’appliqua aux majuscules. Puis, prenant une feuille de papier, il griffonna en hâte quelques lignes, qu’il signa Courville.

Sur une enveloppe, il mit comme adresse, de la même écriture imitée :

Mademoiselle Clara
Avenue du Maroc.

— Quel numéro ?

— Vingt-sept.

— Bien. Maintenant, écoute-moi et rappelle-toi bien toutes mes paroles. Je te laisse. Oui, si je restais ici, je ferais une bêtise. Donc, déjeune. Après quoi, va reprendre ta faction. Logiquement, Raoul et Clara doivent sortir chacun de son côté, et Raoul le premier, puisque Clara va se promener. Une heure, une heure et demie après la sortie de Raoul, tu arrives devant le pavillon avec ton auto, tu sonnes, on t’ouvre, tu prends un air agité et tu fais passer cette lettre à la petite. Lis.

Sosthène lut et hocha la tête.

— L’endroit est mal choisi. Un rendez-vous au quai Voltaire. Quelle gaffe ! Elle n’ira pas.

— Elle ira, parce qu’elle n’aura pas l’idée de se défier. Comment supposerait-elle que j’aie choisi cet endroit pour lui tendre un piège ?

— Soit. Mais Gorgeret ? Gorgeret qui peut la voir… qui peut vous voir, patron…

— Tu as raison. Tiens, tu vas porter ce pneumatique à la poste.

Il écrivit :

« La police est avertie que le grand Paul et ses amis se réunissent chaque jour à l’apéritif au Petit-Bistrot de Montparnasse. »

Et il expliqua :

— Gorgeret se rendra là-bas. L’enquête immédiate qu’il fera lui prouvera que le renseignement est juste, et il nous attendra. Nous en serons quittes pour aller désormais ailleurs. Préviens les camarades.

— Et si Raoul ne sort pas du pavillon, ou bien sort trop tard ?

— Tant pis. On remettrait ça à demain.

Ils se quittèrent. Après son déjeuner, Sosthène retourna prendre sa faction.

Raoul et son amie demeurèrent pendant plus de quatre heures dans le petit bout de jardin qui précédait le pavillon. La chaleur était lourde, et ils causaient paisiblement, protégés du soleil par les branches d’un vieux sureau.

Au moment de partir, Raoul observa :

— La jolie blonde est mélancolique aujourd’hui. Des idées noires ?

— Non.

— Des pressentiments ?

— Je ne veux plus croire aux pressentiments depuis que je te connais. Mais tout de même, je suis triste quand nous nous séparons.

— Pour quelques heures.

— C’est encore trop. Et puis ta vie… si secrète !…

— Veux-tu que je te la raconte et que je te mette au courant de mes bonnes actions ? Seulement, il faudra écouter le récit des mauvaises !

Après un instant, elle répondit :

— Non. J’aime mieux ne pas savoir.