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de tabac et à un air chaud qui sentait le moisi.

Quinze marches d’escalier, ou plutôt quinze barreaux d’échelle fichés dans le mur, piquaient droit dans une large cave voûtée où, ce jour-là, quatre ou cinq couples tournaient au grincement d’un violon sur lequel s’escrimait un vieil aveugle.

Au fond, derrière un comptoir en zinc, trônait la femme du patron, plus grasse encore que lui, et ornée de verroteries.

Une demi-douzaine de tables étaient occupées. À l’une d’elles, deux hommes fumaient, silencieux, l’Arabe et le grand Paul. L’Arabe vêtu de son pardessus olivâtre et coiffé d’un feutre crasseux ; le grand Paul en casquette, avec une chemise sans col, un foulard marron, et, sur la figure, un maquillage qui le vieillissait et lui donnait un teint de cendre et un aspect de saleté vulgaire.

— Ce que t’as une vilaine touche ! ricana l’Arabe. Cent ans, et une gueule d’enterrement.

— Fous-moi la paix, dit le grand Paul.

— Mais non, mais non, reprit l’autre. Que tu te colles cent ans sur la peau, soit. Mais lâche donc cet air de peur, cette mine de froussard que tu as. Enfin, quoi, y a pas de raison !

— Si, des tas.

— Lesquelles ?

— Je me sens traqué.

— Par qui ? Tu ne couches pas trois jours dans le même lit… Tu te défies de ton ombre, tu es entouré de camarades. Reluque-les. Sur deux douzaines de types ici, il y en a une douzaine qui se jetteraient au feu pour toi, garçons et filles.

— Parce que je les paie.

— Et après ? N’empêche que t’es gardé comme un roi ?

D’autres clients du bouge arrivaient, isolés ou par couples. Ils s’asseyaient ou dansaient. L’Arabe et le grand Paul les scrutaient d’un œil soupçonneux. L’Arabe fit signe à une des servantes et lui demanda tout bas :

— Qui est cette espèce d’Anglais, en face ?

— Un jockey, qu’a dit le patron.

— Il vient quelquefois ?

— J’sais pas. Je suis nouvelle.

L’aveugle raclait un tango qu’une femme, qui avait une figure de plâtre, chantait d’une voix cassée de contralto, dont certaines notes graves imposaient un silence mélancolique.

— Sais-tu ce qui te pèse ? insinua l’Arabe. C’est Clara. Tu ne t’es jamais remis de sa fuite.

Le grand Paul lui écrasa la main.

— Tais-toi… Ce n’est pas à sa fuite que je pense… C’est à ce misérable, dont elle est peut-être toquée.

— Raoul ?