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de sieste réconfortante. Comme je vois que vous vous y plaisez, je vous apporte des douceurs : jambon, fromage et vin rouge.

Gentiment, il dénoua le bâillon. L’autre lui envoya une bordée d’injures, d’une voix si étranglée, si furieuse, qu’il était impossible de le comprendre. Raoul approuva :

— Du moment que vous n’avez pas faim, faut pas vous forcer, monsieur Gorgeret. Excusez-moi de vous avoir dérangé.

Il assujettit de nouveau le bâillon, vérifia minutieusement tous les liens, et s’en alla.

Le jardin était silencieux, la terrasse déserte, les lumières éteintes. Raoul avait avisé, dans l’après-midi, sous le toit d’une remise, une échelle. Il la décrocha. Il connaissait la position de la chambre où couchait Jean d’Erlemont. Il dressa l’échelle et monta. La nuit était chaude, la fenêtre, derrière les volets clos, s’ouvrait toute grande.

Il fractura aisément le loquet des volets, et entra.

Ayant perçu la respiration régulière du marquis, il alluma sa lanterne de poche et vit les vêtements pliés avec soin sur une chaise.

Dans la poche du veston, il trouva le portefeuille ; dans le portefeuille, la lettre que la mère d’Antonine avait écrite au marquis, lettre qui était la raison de l’expédition de Raoul. Il la lut.

« C’est bien ce que je pensais, se dit-il. Cette excellente personne a été jadis une des nombreuses maîtresses du séduisant marquis, et Antonine est leur fille. Allons, je ne déchois pas. »

Il remit la chose en place, repassa par la fenêtre, et descendit.

Trois fenêtres plus loin, à droite, c’était la chambre d’Antonine. Il y glissa son échelle et de nouveau escalada.

Là encore, volets clos et fenêtre ouverte. Il enjamba. Sa lampe chercha le lit. Antonine dormait, tournée vers le mur, ses cheveux blonds ébouriffés.

Il attendit une minute, et puis une autre minute, et puis une autre. Pourquoi ne bougeait-il pas ? Pourquoi n’allait-il pas vers ce lit où elle reposait sans défense ? L’autre nuit, dans la bibliothèque du marquis, il avait bien senti la faiblesse d’Antonine en face de lui, et avec quelle torpeur elle acceptait l’étreinte de cette main qui tenait sa main et caressait son bras. Pourquoi ne profitait-il pas de l’occasion, puisque, malgré la conduite inexplicable d’Antonine au courant de l’après-midi, il savait qu’elle n’aurait pas la force de résister ?

Son hésitation ne fut pas longue. Il redescendit.

— Bigre, pensa-t-il en quittant le château, il est des moments où les plus malins ne sont que des poires. Car enfin je n’avais qu’à vouloir… Seulement, voilà, on ne peut pas toujours vouloir…

Il reprit le chemin de Vichy, s’y reposa, et, dès le matin, il roulait sur la route de Paris, très satisfait de lui. Il se trouvait au cœur même de la place, entre le marquis d’Erlemont et sa fille, Antonine à sa disposition, un château historique en sa possession. Quel retournement des choses en quelques jours, depuis qu’il s’occupait plus activement de l’affaire ! Certes, il ne prétendait pas recevoir la récompense de ses services en épousant la fille du marquis d’Erlemont…

« Non, non, je suis un modeste, moi, mes ambitions sont restreintes et les honneurs ne m’importent guère. Non, ce que je vise… Après tout, qu’est-ce que je vise ? L’héritage du marquis ? Le château ? Le plaisir du succès ? Des blagues ! Le vrai but c’est Antonine. Un point, c’est tout. »

Et, parlant à demi-voix, il continuait :

« Quel gobeur je fais ! Les millions, le pourcentage, rien ne compte plus. Pour jouer les grands seigneurs et pour épater la belle, j’ai tout jeté à l’eau. Jobard, va ! Don Quichotte ! Cabotin ! »