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— Qui vous empêche d’y chanter, tout au moins, Élisabeth ? dit Mme de Jouvelle.

— La voix se perd dans cette immensité.

— Pas la vôtre, protesta Jean d’Erlemont. Et ce serait si beau ! Offrez-nous cette vision…

Elle riait. Elle cherchait des excuses et se débattait au milieu de tous ces gens qui insistaient auprès d’elle et la suppliaient.

— Non, non, disait-elle… j’ai eu tort de parler ainsi… je serais ridicule… je paraîtrais si frêle !…

Mais sa résistance mollissait. Le marquis lui avait saisi la main et cherchait à l’entraîner.

— Venez… je vous montre la route… Venez… cela nous ferait un tel plaisir !

Elle hésita encore, puis, prenant son parti :

— Soit. Accompagnez-moi jusqu’au pied des ruines.

Soudain résolue, elle s’en alla par le jardin, lentement, de cette allure aisée et bien rythmée qui était la sienne au théâtre. Au-delà des pelouses, elle monta cinq marches de pierre qui la conduisirent à la terrasse opposée à celle du château. D’autres marches s’offraient, plus étroites, avec une rampe où alternaient des pots de géraniums et des vases de pierre anciens. Une avenue d’aucubas s’amorçait sur la gauche. Elle tourna, suivie du marquis, et disparut derrière le rideau des arbustes.

Au bout d’un moment, on la vit, seule cette fois, qui gravissait d’autres marches escarpées, tandis que Jean d’Erlemont repassait par le jardin creux. Enfin, elle reparut, plus haut encore, sur un terre-plein où il y avait les trois arches gothiques d’une chapelle démolie et, au fond, une muraille de lierre qui barrait l’espace.

Elle s’arrêta. Debout sur un tertre qui lui faisait comme un piédestal, elle semblait très grande, de proportions surhumaines et, lorsqu’elle étendit ses bras et qu’elle se mit à chanter, elle emplit de son geste et de sa voix le vaste cirque de feuillage et de granit que recouvrait le ciel bleu.

M. et Mme de Jouvelle et leurs invités écoutaient et regardaient avec des visages contractés, et cette impression que l’on éprouve lorsque se forment, au fond de nous, des souvenirs que l’on sait inoubliables. Le personnel du château, le personnel de la ferme qui touchait d’un côté aux murs du domaine, et une dizaine de paysans du village voisin, s’étaient groupés à toutes les portes et à tous les coins des massifs, et chacun sentait toute la qualité de la minute présente.

Ce qu’Élisabeth Hornain chantait, on ne le savait pas trop. Cela s’élevait et se répandait en notes graves, amples, tragiques parfois, mais palpitantes d’espoir et de vie. Et soudain…

Mais il faut bien se rappeler que la scène se passait dans une sécurité absolue et qu’il n’y avait aucune raison, humainement possible, pour qu’elle ne se continuât pas et ne s’achevât point dans cette même sécurité absolue. Ce qui se produisit fut brusque, immédiat. S’il y eut des différences de sensation parmi les spectateurs, il n’y en eut pas dans la certitude qu’ils eurent tous — et dont ils témoignèrent — que le fait éclata comme une bombe que l’on n’eût ni devinée ni prévue (la même expression se représenta dans les dépositions).

Oui, soudain, il y eut la catastrophe. La voix magique s’interrompit, net. La statue vivante qui chantait là-bas dans l’espace clos vacilla sur son piédestal de ruines et, d’un coup, s’écroula, sans un cri, sans un geste de peur, sans un mouvement de défense ou de détresse. On eut tout de suite, de façon irrévocable, la conviction qu’il n’y avait ni lutte ni agonie, et que l’on n’arriverait pas auprès d’une femme qui mourait, mais auprès d’une femme que la mort avait frappée dès la première seconde.

De fait, quand on parvint à l’esplanade supérieure, Élisabeth Hornain gisait, inerte, livide… Congestion ? Crise cardiaque ? Non. Du sang coulait, abondamment, sur le haut de son épaule nue et sur sa gorge.

On le vit aussitôt, ce sang rouge qui s’épanchait. Et l’on constata en même temps cette chose incompréhensible que quelqu’un formula en un cri de stupeur :

— Les colliers ont disparu !