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aucun danger jusqu’à nouvel ordre — après avoir doucement frappé au plafond, M. Raoul introduisait chez lui le sieur Courville, secrétaire du marquis d’Erlemont, et tout de suite l’empoignait :

— Tu as vu là-haut une jolie femme blonde ?

— Oui, monsieur, le marquis l’a reçue.

— Tu as écouté ?

— Oui.

— Et qu’est-ce que tu as entendu ?

— Rien.

— Idiot !

Raoul employait souvent à l’égard de Courville le même mot que Gorgeret avec Flamant. Mais le ton restait affable, nuancé de sympathie. Courville était un gentleman vénérable, à barbe blanche toute carrée, et à cravate blanche forme papillon, toujours vêtu d’une redingote noire, l’air d’un magistrat de province ou d’un chef de cérémonies funèbres. Il s’exprimait avec une correction parfaite, de la mesure dans les termes, et une certaine pompe dans l’intonation.

M. le marquis et cette jeune personne se sont entretenus d’une voix que l’ouïe la plus fine n’eût point perçue.

— Mon vieux, interrompit Raoul, tu as une éloquence de sacristain qui m’horripile. Réponds, mais ne parle pas.

Courville s’inclina, en homme qui considérait toutes les rebuffades comme autant de marques d’amitié.

— Monsieur Courville, reprit Raoul, je n’ai pas l’habitude de rappeler aux gens les services que je leur ai rendus. Cependant je puis dire que, sans te connaître, et sur l’excellente impression que me faisait ta vénérable barbe blanche, j’ai pu d’abord te sauver de la misère ainsi que ta vieille mère et que ton vieux père, et ensuite t’offrir à mes côtés une situation de tout repos.

— Monsieur, ma gratitude envers vous n’a pas de bornes.

— Tais-toi. Je ne parle pas pour que tu me répondes, mais parce que j’ai un petit discours à placer. Je continue. Employé par moi à diverses besognes, tu avoueras loyalement que tu t’en es acquitté avec une maladresse insigne et une inintelligence notoire. Je ne m’en plains pas, mon admiration pour ta barbe blanche et ta bobine de parfait honnête homme n’ayant subi aucun déchet. Mais je constate. Ainsi, dans le poste où je t’ai mis depuis quelques semaines, afin de protéger le marquis d’Erlemont contre les intrigues qui le menacent, dans ce poste où ta mission consistait tout bonnement à explorer les tiroirs secrets, à recueillir les papiers équivoques et à écouter les conversations, à quoi es-tu arrivé ? à peau-de-zébie. Bien plus, il est hors de doute que le marquis se méfie de toi. Enfin,