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Voyons, quoi ! où en sommes-nous ? Avec Gorgeret, partie nulle évidemment. J’ai marché trop vite en l’occurrence, et le coup n’était pas bien préparé. On fait toujours des bêtises quand on aime trop et qu’on se laisse aller à sa passion. Ne pensons plus à tout cela. Du calme. Établissons un plan de conduite.

Mais les mots et les phrases ne l’apaisaient point, si logiques et si réconfortants qu’ils fussent. Parbleu ! il savait bien qu’il machinerait la délivrance de Clara, et qu’un jour ou l’autre sa maîtresse retrouverait sa place auprès de lui sans avoir payé trop cher son geste imprudent. Mais qu’importait l’avenir ? C’est la menace du présent qu’il fallait conjurer.

Or, cette menace, elle était suspendue à chaque minute de cette affreuse nuit qui ne finirait qu’à l’instant même où le juge prendrait l’affaire en main. Pour Clara, cet instant, ce serait le salut puisqu’elle apprendrait que le grand Paul était vivant. Mais, jusque-là, aurait-elle la force ?…

Et l’implacable obsession le martyrisait. Tous ses efforts n’avaient eu d’autre but que de la prévenir, soit par l’intermédiaire de l’employée, soit par celui de Gorgeret. Ayant échoué, ne pouvait-il prévoir ce délire où l’on perd la raison et où l’on se casse la tête contre un mur ? Clara supporterait tout, la prison, la lutte contre la justice, la condamnation… mais cela, l’idée qu’un homme était mort de sa main ?…

Il se rappelait son sursaut de terreur en face de cet homme qui chancelait et qui s’écroulait :

— J’ai tué ! J’ai tué !… tu ne m’aimeras plus.

Et il se disait que la fuite de la malheureuse n’avait pas été autre chose que la fuite vers la mort et le désir éperdu de l’anéantissement. Or, la capture et l’emprisonnement, cela ne répondait-il pas au fait même qu’elle avait commis un crime et qu’elle comptait parmi ces êtres maudits qui ont tué ?

L’idée torturait Raoul. À mesure que la nuit avançait, que minuit sonnait, que 1 heure sonnait, et la demie de 1 heure, il s’enfonçait dans la certitude intolérable que la chose allait s’accomplir et qu’elle était même accomplie. Il se représentait les modes de suicide les plus imprévus et les plus affreux. Chacun d’eux aboutissait au même résultat fatal, et, chaque fois, après avoir vu le drame, après avoir entendu les plaintes et les cris, il recommençait à s’infliger, sous une autre forme, le même supplice d’imaginer, de voir et d’entendre.

Par la suite, lorsque la simple et naturelle réalité lui fut connue, et que l’énigme, dans son ensemble, lui apparut avec son exacte solution, Raoul devait rester confondu de n’avoir pas deviné.

Vraiment, la vision de ce qui était aurait dû, pensait-il, s’inscrire devant ses yeux comme une image de ce que la vie offre chaque jour de plus ordinaire et de plus coutumier. Avec les éléments de vérité humaine, et en quelque sorte perceptibles et palpables qu’il possédait, dès le premier jour il eût été logique qu’il aperçût le fait lui-même avant que les circonstances l’obligeassent à comprendre. Il y a ainsi des moments où les problèmes se posent de telle façon qu’on ne peut se dérober devant la lumière qui les illumine de toutes parts.

Mais, à l’approche même de ce moment, il se crut au plus fort des ténèbres. Sa souffrance lui cachait toute perspective et le maintenait dans un présent où il n’y avait pas la moindre lueur d’espoir. Si habitué qu’il fût à réagir par lui-même et à reprendre pied lorsqu’il touchait le fond du gouffre, il ne s’efforçait plus que d’ajouter les unes aux autres les innombrables et les interminables minutes.