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» C’est l’écroulement de ses rêves. Tout est à recommencer, et dans quelles conditions ! Comment sortir de la misère ? L’humiliation, la rancune démolissent en lui ce qui restait d’influence maternelle, et par cette brèche s’infiltrent tous les mauvais instincts de la lignée Valnéry. Il jure de prendre sa revanche. En attendant, il bricole de droite et de gauche, voyage, escroque, fait des faux, et, lorsqu’il passe par Paris, la bourse plate, vend des meubles, malgré d’effroyables discussions avec le grand-père. La vente de ces meubles, signés Chapuis, et leur expédition à l’étranger, n’en avons-nous pas retrouvé les preuves chez un antiquaire, Béchoux et moi ?

» L’hôtel se vide peu à peu. Qu’importe ? L’essentiel, c’est de le conserver et de ne toucher ni au salon, ni à l’apparence de l’escalier, du vestibule et de la cour. Oh ! pour cela, les sœurs Martin sont intransigeantes. Il faut que la similitude entre les deux salons soit absolue, sinon tout peut se découvrir si jamais on dresse l’embûche. Elles possèdent le double des inventaires et des catalogues de François de Mélamare, et elles n’admettent pas qu’un objet manque à l’appel.

» Laurence Martin surtout est acharnée. Elle tient de son père et de la Valnéry les clefs de la rue d’Urfé, c’est-à-dire les clefs de l’hôtel Mélamare. À diverses reprises, la nuit, elle y pénètre. Et c’est ainsi que, un jour, M. de Mélamare s’aperçoit que certaines petites choses ont disparu. Laurence est venue. Elle a coupé un cordon de sonnette, parce que, chez elle, la moitié de ce même cordon n’existe plus. Elle a dérobé une bobèche et une entrée de commode, parce que, chez elle, ces mêmes objets ont été égarés. Et ainsi de suite. Butin sans valeur ? Certes, au point de vue intrinsèque. Mais il y a sa sœur aînée, Victorine. Et, pour celle-ci, qui est revendeuse, tout a une valeur. Elle écoule une partie des objets au marché aux Puces, où le hasard me conduit, une autre dans sa boutique où m’amènent mes recherches et où j’aperçois enfin Fagerault.

» À ce moment tout va mal. Plus le sou chez les Martin. On ne mange même pas à son appétit. Il n’y a presque plus rien à vendre, et, autour de ce qui reste, le grand-père fait bonne garde. Que va-t-on devenir ? C’est alors que s’organise à l’Opéra, avec force réclames, la grande fête de charité. Dans le cerveau inventif de Laurence Martin germe l’idée d’un coup le plus audacieux : on volera le corselet de diamants.

» Ah merveille ! Antoine Fagerault s’enflamme. En vingt-quatre heures, il prépare tout. Le soir venu, il pénètre dans les coulisses, met le feu à ses gerbes de fausses fleurs, enlève Régine Aubry et la jette dans une auto volée. Coup de maître qui aurait pu ne pas avoir d’autres suites que l’escamotage du corselet, effectué dans l’auto. Mais Laurence Martin a voulu plus que cela, elle. L’arrière-petite-fille de la Valnéry n’a pas oublié. Pour donner à l’aventure toute sa signification héréditaire, elle a voulu que le vol fût exécuté dans le salon de la rue Vieille-des-Marais, dans ce salon qui est pareil à celui des Mélamare. N’est-ce pas l’occasion, en effet, si l’on est découvert, de diriger l’enquête vers la rue d’Urfé et de renouveler contre le comte actuel ce qui a réussi contre Jules et Alphonse de Mélamare ?

» Le vol, donc, a lieu dans le salon de la Valnéry. Comme la comtesse, Laurence exhibe à son doigt une bague à trois petites perles disposées en triangle. Comme la comtesse, elle est vêtue d’une robe prune garnie de velours noir. Comme le comte, Antoine Fagerault porte des guêtres claires… Deux heures après, Laurence Martin s’introduit chez les Mélamare et cache la tunique d’argent dans un des livres de la bibliothèque où, quelques semaines plus tard, preuve irrécusable, le brigadier Béchoux, amené par moi, la trouve. Le comte est arrêté. Sa sœur se sauve. Pour la troisième fois, les Mélamare sont déshonorés. C’est le scandale, la prison, bientôt le suicide, et, pour les descendants de la Valnéry, l’impunité. »

Personne n’avait interrompu les explications de Jean. Il les poursuivait d’un ton plus sec, scandant les phrases avec la main, et chacun revivait la ténébreuse histoire dont les péripéties se déroulaient enfin dans la logique et dans la clarté.