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» Dès lors, elle ne pensa plus qu’à se venger. Trois ans plus tard, la Révolution éclatait. Enlaidie, hargneuse, mais riche encore, elle y joua un rôle, épousa un sieur Martin de l’entourage de Fouquier-Tinville, dénonça le comte de Mélamare qui n’avait pu se résoudre à déloger, et, quelques jours avant Thermidor, le fit monter sur l’échafaud ainsi que la tendre Henriette. »

D’Enneris s’arrêta. On avait écouté ardemment le curieux récit auquel, seul, Fagerault paraissait indifférent. Le comte de Mélamare prononça :

— L’histoire intime de notre aïeul n’est pas venue jusqu’à nous. Mais nous savions, en effet, par tradition orale, qu’une dame Valnéry, actrice de bas étage, l’avait dénoncé ainsi que notre arrière-grand-mère. Pour le reste, tout s’est perdu dans la tourmente, et les archives de notre famille ne nous ont légué que des registres de comptes et des inventaires minutieux.

— Mais le secret, reprit d’Enneris, demeura vivant dans la mémoire de la dame Martin. Veuve (car l’ami de Fouquier-Tinville fut à son tour guillotiné), elle s’installa dans l’ancienne Folie-Valnéry et vécut fort retirée, avec un fils qu’elle avait eu de son mariage, et à qui elle enseigna la haine du nom de Mélamare. La mort de François et de sa femme ne l’avait point assouvie, et la gloire que l’aîné de la famille, Jules de Mélamare, s’acquit à l’armée sous Napoléon, et, plus tard, sous la Restauration, dans de grands postes diplomatiques, fut pour elle une cause sans cesse renouvelée de rage et de rancune. Acharnée à sa perte, elle le guetta toute sa vie, et, lorsque, chargé d’honneurs, il rouvrit l’hôtel de la rue d’Urfé, elle organisa le complot ténébreux qui devait le mener en prison.

» Jules de Mélamare succomba aux preuves effroyables accumulées contre lui. Il était accusé d’un crime qu’il n’avait pas commis, mais qui avait été commis dans un salon qui fut reconnu comme le sien, parmi des meubles qui étaient les siens, en face d’une tapisserie qui était la sienne. Pour la seconde fois, la Valnéry se vengeait.

» Vingt-deux ans plus tard, elle mourait, presque centenaire. Son fils l’avait précédée dans la tombe. Mais elle laissait un petit-fils âgé de quinze ans, Dominique Martin, qu’elle avait dressé à la haine et au crime, et qui savait par elle ce qu’on pouvait faire avec le secret du double hôtel Mélamare. Il le prouva en ourdissant à son tour, avec une maîtrise infinie, la machination qui détermina le suicide d’Alphonse de Mélamare, officier d’ordonnance de Napoléon III, accusé d’avoir assassiné deux femmes dans un salon qui ne pouvait être que celui de la rue d’Urfé. Ce Dominique Martin, c’est le vieillard tragique que cherche la justice, et c’est le père de Laurence Martin. Le véritable drame commence. »

Selon l’expression de d’Enneris, le véritable drame commençait. Auparavant, ce n’était que prologue et préparation. Voilà que l’on sortait de ces temps lointains où toute histoire prend figure de légende, pour entrer dans la réalité d’aujourd’hui. Les acteurs existaient encore. Le mal qu’ils faisaient, on en sentait la blessure directe.

D’Enneris continua :

— Ainsi deux êtres seulement relient le dernier quart du dix-huitième siècle aux premières années du vingtième. Par-dessus tout un siècle, la maîtresse de François de Mélamare donne la main au meurtrier du conseiller municipal Lecourceux. Elle lui passe la consigne. Elle lui insuffle son ressentiment.

» L’œuvre reçoit une impulsion nouvelle… La haine est égale. Mais ce qu’il y a en Dominique Martin d’exécration atavique et instinctive s’allie avec une force qui, jusqu’ici, n’avait pas joué, le besoin d’argent. Le coup exécuté contre Alphonse de Mélamare, officier d’ordonnance, se doublait de rapine et d’escroquerie. Mais le bénéfice recueilli, de même que l’héritage de l’aïeule, tout cela, Dominique l’a tout de suite dilapidé. Il vit donc d’expédients et de vols. Seulement, comme il n’a plus pour soutenir ses entreprises cette sorte d’alibi que lui fournissait l’hôtel de la rue d’Urfé, comme cet hôtel est clos, barricadé, et que la famille de Mélamare, durant plus d’une génération, s’est réfugiée en province, il ne peut monter aucune affaire de grande envergure et moins encore attaquer ses ennemis héréditaires.