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avec sa maîtresse. Et il prenait de telles précautions que la tendre Henriette n’en sut jamais rien.

» Une seule chose altérait la satisfaction de l’époux volage, c’était de quitter son cher hôtel de la rue d’Urfé, situé au cœur du faubourg Saint-Germain, et ses bibelots bien-aimés, pour s’établir dans une vulgaire maison où nulle joie ne contentait ses yeux. Infidèle sans remords à sa femme, il souffrait de l’être à sa demeure. Et c’est ainsi que, à l’autre bout du Paris d’alors, dans un quartier d’anciens marais où de riches bourgeois et de grands seigneurs érigeaient leurs maisons de campagne, il fit construire un hôtel en tous points semblable à celui de la rue d’Urfé et qu’il meubla exactement de la façon qu’il avait meublé celui-ci. Le dehors différait, afin que nul ne pût découvrir cette fantaisie de gentilhomme. Mais une fois qu’il avait pénétré dans la cour d’honneur de la Folie-Valnéry, comme il appela sa nouvelle demeure, François pouvait croire que sa vie reprenait dans le milieu qu’il s’était arrangé. La porte se refermait avec le même bruit.

» La cour offrait aux pieds des pavés d’égale provenance, le perron les mêmes marches, le vestibule les mêmes dalles, chaque pièce les mêmes meubles et les mêmes objets. Rien ne le choquait plus dans ses goûts, ni dans ses habitudes. Il était de nouveau chez lui. Il s’y occupait de même façon. Il y continuait ses classements, ses catalogues et ses inventaires, et sa manie devenait telle qu’il n’eût pas souffert que la moindre babiole manquât à l’appel, d’un côté ou de l’autre, ou ne gardât pas sa place coutumière.

» Raffinement délicat, volupté subtile, mais qui devaient, hélas ! le conduire à sa perte et rendre tragique le destin de sa race, durant plusieurs générations. L’anecdote avait passé de bouche en bouche et courait peu à peu les salons et les ruelles. On en jasait : Marmontel, l’abbé Galiani et l’acteur Fleury y font allusion en termes voilés dans leurs mémoires ou dans leurs lettres. Si bien que la Valnéry, que François jusqu’alors avait réussi à tenir dans l’ignorance, en fut avertie.

» Fort offensée, croyant avoir sur son amant un empire sans bornes, elle le contraignit à choisir, non pas entre elle et sa femme, mais entre ses deux hôtels. François n’hésita pas : il choisit son hôtel de la rue d’Urfé et il écrivit à sa maîtresse ce joli billet que Grimm nous a transmis :

« J’ai dix ans de plus, belle Florinde, vous aussi. Ce qui nous fait vingt ans de liaison. Au bout de vingt ans, n’est-il pas préférable de se tirer la révérence ? »

» Il tira donc sa révérence à la Valnéry, en lui laissant l’hôtel de la rue Vieille-des-Marais, et il dit adieu à ses bibelots, avec d’autant moins de regrets qu’il retrouvait ceux-ci chez lui, et qu’il se donnait cette fois sans partage à Henriette.

» Le courroux de la Valnéry fut extrême. Elle fit irruption dans l’hôtel de la rue d’Urfé un jour où, par bonheur, Henriette était absente, et tempêta si bien que François la poussa dehors avec force bourrades et injures.