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— J’épouse une œuvre sociale, disait-il. Je ne suis pas un mari, mais un commanditaire.

Un commanditaire ! Ce mot, chez d’Enneris, dominait toutes ses pensées dans leur évolution autour d’Antoine Fagerault. De si vastes projets, achat d’hôtel commandite, installations, révélaient une grosse fortune. D’où venait cette fortune ? Les renseignements, recueillis par le brigadier Béchoux auprès du consulat et de la légation argentine, établissaient qu’effectivement une famille Fagerault s’était installée à Buenos-Ayres une vingtaine d’années auparavant, et que le père et la mère étaient morts au bout de dix ans. Mais ces gens-là ne possédaient rien, et l’on avait dû rapatrier leur fils Antoine, un tout jeune adolescent à cette époque. Comment cet Antoine que, depuis, les Mélamare avaient connu assez pauvre, s’était-il, enrichi soudain ? Comment… sinon par le vol récent des merveilleux diamants de Van Houben ?

L’après-midi et le soir, les deux hommes ne se quittaient pour ainsi dire pas. Chaque jour ils prenaient le thé chez les Mélamare. Tous deux pleins d’entrain, allègres et démonstratifs, ils se prodiguaient les marques de leur amitié et de leur sympathie, se tutoyaient à l’occasion et ne tarissaient pas d’éloges l’un sur l’autre. Mais de quel œil frémissant d’Enneris épiait son rival ! Et comme il sentait parfois le regard aigu de Fagerault qui le fouillait jusqu’au fond de l’âme !

De l’affaire, entre eux, il n’était jamais question. Pas un mot de cette collaboration que d’Enneris avait réclamée et qu’il eût refusée si l’autre l’avait offerte. En réalité, c’était un duel implacable, avec des assauts invisibles, des ripostes sournoises, des feintes, et une égale fureur contenue.

Un matin, d’Enneris avisa, aux environs du square Laborde, bras dessus bras dessous, Fagerault et Van Houben qui paraissaient au mieux. Ils suivirent la rue Laborde et s’arrêtèrent devant une boutique fermée. Du doigt, Van Houben montra l’enseigne : « Agence Barnett et Cie ». Ils s’éloignèrent en parlant avec animation.

— C’est bien cela, se dit Jean, les deux fourbes se sont acoquinés. Van Houben me trahit et raconte à Fagerault que d’Enneris n’est autre que l’ex-Barnett. Or un type de la force de Fagerault ne peut manquer, à bref délai, d’identifier Barnett et Arsène Lupin. En ce cas il me dénonce. Qui démolira l’autre, Lupin ou Fagerault ?

Cependant Gilberte prenait ses dispositions de départ. Jeudi le vingt-huit avril (et l’on était au quinze), les Mélamare devaient abandonner leur hôtel. M. de Mélamare signerait le contrat de vente et Antoine donnerait un chèque. Arlette préviendrait sa mère, les bans seraient publiés et le mariage aurait lieu vers le milieu de mai.

Un peu de temps encore s’écoula. Une telle exécration lançait l’un contre l’autre d’Enneris et Fagerault que leur camaraderie affectée n’y ré-