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fatale. Dès les premiers jours, quand nous avons franchi la porte de la rue d’Urfé, arrivant de province pleins d’espoir, oublieux du passé, joyeux d’entrer dans la demeure de nos ancêtres, dès les premiers jours, nous avons senti la menace sournoise du péril. Mon frère surtout. Moi, je me suis mariée, j’ai divorcé, j’ai été heureuse et malheureuse. Mais Adrien tout de suite devint sombre. Sa certitude était si grande et si douloureuse qu’il résolut de ne pas se marier. En coupant court à la lignée des Mélamare, il conjurait le sort et interrompait la série des malheurs. Il serait le dernier des Mélamare. Il avait peur !

— Mais peur de quoi ? demanda Arlette, d’une voix altérée.

— De ce qui allait advenir, et de ce qui est advenu, au bout de quinze ans.

— Mais rien ne le laissait prévoir ?

— Non, mais le complot se tramait dans l’ombre. Les ennemis rôdaient autour de nous. L’investissement de notre demeure se poursuivait et se resserrait. Et l’attaque s’annonça brusquement.

— Quelle attaque ?

— Celle qui s’est produite, il y a quelques semaines. Incident naturel, en apparence, mais avertissement terrible. Un matin, mon frère s’aperçut que certains objets n’étaient plus là, des objets insignifiants, un cordon de sonnette, une bobèche ! mais qu’on avait choisis au milieu des plus beaux, pour bien marquer que l’heure était venue…

Elle fit une pause et acheva :

— Que l’heure était venue… et que la foudre allait tomber.

Ces mots furent prononcés avec une épouvante pour ainsi dire mystique. Les yeux étaient égarés. On sentait dans son attitude tout ce qu’elle et son frère avaient souffert, en attendant…

Elle dit encore, et ses paroles révélaient l’état de détresse et de dépression où « la foudre », selon sa formule, les avait surpris.

— Adrien essaya de lutter. Il fit passer une annonce pour réclamer les objets disparus. Il voulait ainsi, comme il disait, apaiser le destin. Si l’hôtel reprenait possession de ce qui lui avait été pris, si les objets retrouvaient l’emplacement sacré qu’ils occupaient depuis un siècle et demi, il n’y aurait plus contre nous ces forces mystérieuses qui persécutaient la race des Mélamare. Espoir inutile. Que peut-on faire quand on est condamné d’avance ? Un jour vous êtes entrées ici toutes deux, vous que nous n’avions jamais vues, et vous nous avez accusés de choses auxquelles nous ne comprenions rien… Et ce fut fini. Il n’y avait pas à se défendre, n’est-ce pas ? Nous nous trouvions subitement désarmés et enchaînés. Pour la troisième fois les Mélamare étaient vaincus sans même savoir pourquoi. Les mêmes ténèbres nous enveloppaient que Jules et Alphonse de Mélamare. Et le même dénouement mettrait fin à nos épreuves… le suicide, la mort… Voilà notre histoire. Quand il en est ainsi, il n’y a que la résignation et la prière.