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— Les voir ?

— Dame ! si tu les vois apparaître, tu admettras bien qu’ils apparaissent chez eux et que nous sommes dans la rue Vieille-des-Marais, et non dans la rue d’Urfé.

— Et on va les arrêter ?

— À moins, plaisanta d’Enneris, que Béchoux s’y refuse…

Sur la cheminée, la pendule sonna six coups de sa petite voix aigrelette. Et d’Enneris prononça :

— Six heures ! Tu sais comme ils sont exacts. Je les ai entendus, l’autre nuit, qui se promettaient de faire un tour chez eux à six heures exactement. Regarde par la fenêtre, Antoine. Ils entrent toujours par le fond du jardin. Regarde.

Antoine s’était approché et regardait malgré lui à travers les rideaux de tulle. Les autres aussi, inclinés sur leurs chaises, cherchaient à voir, immobiles et anxieux.

Et, près du pavillon abandonné, la petite porte par où Arlette s’était enfuie fut poussée lentement. Dominique entra d’abord, puis Laurence.

— Ah ! c’est effroyable… chuchota Antoine. Quel cauchemar !

— Ce n’est pas un cauchemar, ricana d’Enneris. C’est une réalité. M. Martin père et Mlle Martin font un tour dans leur domaine. Béchoux, veux-tu avoir l’obligeance de disposer tes acolytes au-dessous de cette pièce ? Tu sais ? la salle aux vieux pots de fleurs. Surtout pas de bruit. À la moindre alerte, M. Martin et Mlle Martin s’évanouiraient comme des ombres. L’hôtel est truqué, je t’en avertis, et il y a, sous le jardin, une issue dérobée qui file vers la rue déserte et qui débouche dans une écurie voisine. Il faut donc attendre qu’ils soient à dix pas des fenêtres. Vous sauterez alors sur eux et vous les tiendrez ficelés, dans la salle.

Béchoux sortit en hâte. On entendit du vacarme au-dessous. Puis ce fut le silence.

Là-bas, le père et la fille avançaient à pas comptés, avec cette allure des criminels qui n’est peut-être point l’inquiétude, mais qui est l’attention continue où l’on devine l’effort habituel des yeux et des oreilles et le raidissement de tous les nerfs.

— Oh ! c’est effroyable, répéta Antoine.

Mais surtout l’émotion de Gilberte était à son comble. Elle contemplait avec une angoisse indicible la marche lente des deux misérables. Pour elle et pour son frère, qui pouvaient se croire dans leur salon de la rue d’Urfé, Dominique et Laurence étaient les représentants de cette race qui les avait tellement fait souffrir. Ils semblaient sortir du passé ténébreux et venir, une fois de plus, à l’assaut des Mélamare pour les acculer, une fois de plus, au déshonneur et au suicide.

Gilberte glissa de son siège et tomba à genoux. Le comte serrait les poings avec fureur.

— Je vous en conjure, ne bougez pas, fit d’Enneris. Toi, non plus, Fagerault.

— Épargne-les ! supplia celui-ci. Emprisonnés, ils se tueront. Ils me l’ont dit bien souvent.

— Et après ? N’ont-ils pas fait assez de mal ?

Maintenant on les voyait tous deux bien en face, à quinze ou vingt pas. Ils offraient la même expression austère, plus cruelle chez la fille, plus impressionnante chez le père dont la figure anguleuse, dépouillée de toute humanité, n’avait plus d’âge.

D’un coup, ils s’arrêtèrent. Du bruit ? Quelque chose qui avait remué quelque part ? Ou bien était-ce l’instinct du danger ?

Rassurés, ils repartirent en même temps.

Et ce fut soudain comme une meute qui s’abattit sur eux. Trois hommes avaient bondi et les tenaient à la gorge et aux poignets avant qu’il leur fût loisible d’esquisser un mouvement de fuite ou de résistance. Pas un cri. Quelques secondes après, ils disparaissaient, entraînés vers le sous-sol. Dominique et Laurence, si longtemps recherchés, héritiers invisibles de tant de forfaits demeurés sans châtiment, étaient aux mains de la justice.

Il y eut un moment de silence. Gilberte, agenouillée, priait. Adrien de Mélamare sentait que la pierre du tombeau se soulevait et qu’il pouvait enfin respirer largement. Puis d’Enneris se pencha sur Antoine Fagerault et le saisit à l’épaule.

— C’est ton tour, Fagerault. Tu es le dernier descendant, celui qui représente la race maudite, et, comme les deux autres, tu dois payer la dette séculaire.