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ses acolytes eussent l’impression d’avancer comme des aveugles.

Elle signalait à temps les roches à fleur d’eau et redressait la direction d’après des points de repère invisibles pour les autres. Seul le grincement des galets sous la quille les avertit qu’on abordait.

Ils la prirent dans leurs bras et la portèrent jusqu’au rivage où ils tirèrent ensuite l’embarcation.

— Tu es bien certaine, souffla Léonard, que nous ne rencontrerons pas de douaniers ?

— Certes. Le dernier télégramme de Dominique est catégorique.

— Il ne vient pas au-devant de nous ?

— Non, Je lui ai écrit de rester au château, parmi les gens du baron. À onze heures, il nous rejoindra.

— Où ?

— Près du pavillon de Raoul. Assez parlé.

Tous ils s’engouffrèrent dans l’escalier du Curé et montèrent silencieusement.

Bien qu’ils fussent au nombre de six, nul bruit, depuis la première minute jusqu’à la dernière, n’eût signalé leur ascension à l’oreille la plus attentive.

En haut la brume flottait plus légère, et se déplaçait avec des intervalles et des déchirures qui permettaient de voir le scintillement de quelques étoiles. Ainsi la Cagliostro put-elle désigner le château d’Étigues dont brillaient les fenêtres de la façade. L’église de Bénouville sonna dix heures.

Josine frissonna.

— Oh ! le tintement de cette cloche !… Je le reconnais… Dix coups comme l’autre fois… Dix coups ! Un par un, je les comptais en allant vers la mort.

— Tu t’es bien vengée, fit Léonard.

— De Beaumagnan, oui, mais des autres ?…

— Des autres aussi. Les deux cousins sont à moitié fous.

— C’est vrai, dit-elle. Mais je ne me sentirai tout à fait vengée que dans une heure. Alors, ce sera le repos.

Ils attendirent un retour du brouillard afin qu’aucune de leurs silhouettes ne se détachât sur la plaine nue qu’il leur fallait traverser. Puis Joséphine Balsamo s’engagea dans le sentier par où l’avaient menée Godefroy et ses amis, et les autres la suivirent en file indienne, sans prononcer une seule parole. Les moissons avaient été coupées. De grosses meules arrondissaient le dos çà et là.

Au voisinage du domaine, le sentier se creusait, bordé de ronces entre lesquelles ils marchèrent avec des précautions croissantes.

La haute silhouette des murs se dressa. Quelques pas encore et le pavillon de garde, qui s’y trouvait encastré, apparut sur la droite.

D’un geste, la Cagliostro barra le chemin.

— Attendez-moi.

— Je te suis ? demanda Léonard.

— Non. Je reviens vous chercher et nous entrerons ensemble par le portail du verger qui est à l’opposé sur la gauche.

Elle s’avança donc seule, en posant chacun de ses pieds si lentement que nulle pierre ne pouvait rouler sous ses bottines, nulle plante se froisser au contact de sa jupe. Le pavillon grandissait. Elle y parvint.

Elle toucha de la main les volets clos. La fermeture ne tenait pas, truquée par Dominique. Joséphine Balsamo écarta les battants de façon qu’une fissure se produisit. Un peu de clarté filtra.

Elle colla son front et vit l’intérieur d’une chambre avec une alcôve qu’un lit remplissait.

Raoul y était couché. Une lampe à toupie de cristal, surmontée d’un abat-jour de carton, couvrait d’un disque éclatant son visage, ses épaules, le livre qu’il lisait, et ses vêtements pliés sur une chaise voisine. Il avait un air extrêmement jeune, un air d’enfant qui apprend un devoir avec attention, mais qui lutte contre le sommeil. Plusieurs fois, sa tête pencha. Il se réveillait, se forçait à lire et, de nouveau, s’endormait.

À la fin, fermant son livre, il éteignit la lampe.

Ayant vu ce qu’elle voulait voir, Joséphine Balsamo quitta son poste et retourna près de ses complices. Elle leur avait déjà donné ses instructions, mais, par prudence, elle recommença et, durant dix minutes, insista :

— Surtout, pas de brutalité inutile. Tu entends, Léonard ?… Comme il n’a rien à sa portée pour se défendre, vous n’aurez pas besoin de vous servir de vos armes. Vous êtes cinq, cela suffit.

— S’il résiste ? fit Léonard.

— C’est à vous d’agir de telle manière qu’il ne puisse pas résister.

Elle connaissait si bien les lieux par les croquis que lui avait envoyés Dominique qu’elle marcha sans hésitation jusqu’à l’entrée principale du verger. Les clefs se trouvèrent à l’endroit convenu. Elle ouvrit et se dirigea vers la façade intérieure du pavillon.