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« Quelque chose de la Joconde. Une expression qui ne change pas beaucoup, mais qu’on ne peut guère définir, qui est aussi bien câline et ingénue que cruelle et perverse. Tant d’expérience dans le regard et d’amertume dans son invariable sourire, qu’on lui accorderait alors les quatre-vingts ans qu’elle s’octroie. À ces moments-là, elle sort de sa poche un petit miroir en or, y verse deux gouttes d’un flacon imperceptible, l’essuie et se contemple. Et, de nouveau, c’est la jeunesse adorable.

» Comme nous l’interrogions, elle nous répondit :

» Ce miroir appartint à Cagliostro. Pour ceux qui s’y regardent avec confiance, le temps s’arrête. Tenez, la date est inscrite sur la monture, 1783, et elle est suivie de quatre lignes qui sont l’énumération de quatre grandes énigmes. Ces énigmes qu’il se proposait de déchiffrer, il les tenait de la bouche même de la reine Marie-Antoinette, et il disait, m’a-t-on rapporté, que celui qui en trouverait la clef serait roi des rois.

» — Peut-on les connaître ? demanda quelqu’un.

» Pourquoi pas ? Les connaître, ce n’est pas les déchiffrer et Cagliostro lui-même n’en eut pas le temps. Je ne puis donc vous transmettre que des appellations, des titres. En voici la liste[1] :

In robore fortuna
La dalle des rois de Bohême
La fortune des rois de France
Le chandelier à sept branches.

» Elle parla ensuite à chacun de nous et nous fit des révélations qui nous frappèrent d’étonnement.

» Mais ce n’était là qu’un prélude, et l’impératrice, bien que se refusant à poser la moindre question qui la concernât personnellement, voulut bien demander quelques éclaircissements touchant l’avenir.

» Que Sa Majesté ait la bonne grâce de souffler légèrement, dit la comtesse en tendant le miroir.

» Et, tout de suite, ayant examiné la buée que le souffle étalait à la surface, elle murmura :

» Je vois de bien belles choses… une grande guerre pour cet été… la victoire… le retour des troupes sous l’Arc de Triomphe… On acclame l’Empereur… le Prince impérial.


» Tel est, reprit Godefroy d’Étigues, le document qui nous a été communiqué. Document déconcertant puisqu’il fut publié plusieurs semaines avant la guerre annoncée. Quelle était cette femme ? Qui était cette aventurière dont les prédictions dangereuses, agissant sur l’esprit assez faible de la malheureuse souveraine, n’ont pas été sans provoquer la catastrophe de 1870 ? Quelqu’un (lire le même numéro du Charivari) lui ayant dit un jour :

« — Fille de Cagliostro, soit, mais votre mère ?

» — Ma mère, répondit-elle, cherchez très haut parmi les contemporains de Cagliostro… Plus haut encore… Oui, c’est cela… Joséphine de Beauharnais, future femme de Bonaparte, future impératrice… »


» La police de Napoléon III ne pouvait rester inactive. À la fin de juin, elle remettait un rapport succinct, établi par un de ses meilleurs agents, à la suite d’une enquête difficile. J’en donne lecture :

« Les passeports italiens de la signorina, tout en faisant des réserves sur la date de la naissance, écrivait l’agent, sont établis au nom de Joséphine Pellegrini-Balsamo, comtesse de Cagliostro, née à Palerme, le 29 juillet 1788. M’étant rendu à Palerme, j’ai réussi à découvrir les anciens registres de la paroisse Mortarana et, sur l’un d’eux, en date du 29 juillet 1788, j’ai relevé la déclaration de naissance de Joséphine Balsamo, fille de Joseph Balsamo et de Joséphine de la P., sujette du roi de France.

» Était-ce là Joséphine Tascher de la Pagerie, nom de jeune fille de l’épouse séparée du vicomte de Beauharnais et de la future épouse du général Bonaparte ? J’ai cherché dans ce sens et, à la suite d’investigations patientes, j’ai appris, par des lettres manuscrites d’un lieutenant de la Prévôté de Paris, que l’on avait été près d’arrêter, en 1788, le sieur Cagliostro qui, bien qu’expulsé de France, après l’affaire du Collier, habitait sous le nom de Pellegrini un petit hôtel de Fontainebleau où il recevait chaque jour une dame grande et mince. Or Joséphine de Beauharnais, à cette époque, habite également Fontainebleau. Elle est grande et mince. La veille du jour fixé pour l’arrestation, Cagliostro disparaît. Le lendemain, brusque départ de Joséphine de Beauharnais[2]. Un mois plus tard, à Palerme, naissance de l’enfant.

» Ces coïncidences ne laissent pas d’être impressionnantes. Mais comme elles prennent de la valeur lorsqu’on les rapproche de ces deux faits ! Dix-huit ans après, l’impératrice Joséphine introduit à la Malmaison une jeune fille qu’elle fait passer pour sa filleule, et qui gagne l’affection de l’empereur au point que Napoléon joue avec elle comme avec un enfant. Quel est son nom ? Joséphine ou plutôt Josine.

» Chute de l’Empire. Le tsar Alexandre Ier recueille cette Josine et l’envoie en Russie. Quel titre prend-elle ? Comtesse de Cagliostro. »

  1. La première énigme a été expliquée par une jeune fille. (Voir Dorothée, danseuse de corde.) Les deux suivantes, par Arsène Lupin (voir l’Île aux trente Cercueils et l’Aiguille Creuse). La quatrième fait l’objet de ce livre.
  2. Jusqu’ici aucun des biographes de Joséphine n’avait pu expliquer pourquoi elle s’était évadée en quelque sorte de Fontainebleau. Seul M. Frédéric Masson, pressentant la vérité, écrit : « Peut-être trouvera-t-on un jour quelque lettre précisant et affirmant la nécessité physique d’un départ. »