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Rousselin que depuis l’alerte de Maulévrier ils tenaient captive au fond de leur repaire.

Comment la délivrer ? Ou comment, tout au moins, arriver près d’elle et obtenir de la malheureuse les indications qu’elle avait sans doute refusées à Joséphine Balsamo ? Se conformant aux habitudes des Corbut, Raoul échafauda et abandonna plusieurs plans. Mais, le matin du troisième jour, il aperçut, de son observatoire la Nonchalante qui descendait la Seine et venait s’amarrer un kilomètre en amont des grottes.

Le soir, à 5 heures, deux personnes franchirent la passerelle et s’acheminèrent le long du fleuve. À sa marche, et malgré son habillement de femme du peuple, il reconnut Joséphine Balsamo. Léonard l’accompagnait.

Ils s’arrêtèrent devant la grotte des Corbut et s’entretinrent avec eux comme avec des gens qu’on rencontre par hasard. Puis, la route étant déserte, ils entrèrent vivement dans le potager. Léonard disparut, sans doute à l’intérieur de la grotte. Joséphine Balsamo resta dehors, assise sur une vieille chaise branlante et à l’abri d’un rideau d’arbustes.

Le vieux Corbut sarclait son jardin. Les fils tressaient leurs joncs, au pied d’un arbre.

« L’interrogatoire recommence, pensa Raoul d’Andrésy. Quel dommage de n’y pas assister ! »

Il observait Josine, dont la figure était presque entièrement cachée sous les ailes rabattues d’un grand chapeau de paille vulgaire, comme en portent les paysannes aux jours de chaleur.

Elle ne bougeait pas, un peu courbée, les coudes sur les genoux.

Du temps s’écoula, et Raoul se demandait ce qu’il pourrait bien faire, quand il lui sembla entendre à côté de lui un gémissement, auquel succédèrent des cris étouffés. Oui, cela provenait bien d’à côté de lui. Cela frémissait au milieu des touffes d’herbe qui l’entouraient. Comment était-ce possible ?

Il rampa jusqu’au point exact où le bruit paraissait plus fort, et il n’eut pas besoin de longues recherches pour comprendre. Le ressaut de falaise qui terminait la dépression était encombré de pierres éboulées, et, parmi ces pierres, il y avait un petit tas de briques qui s’en distinguait à peine sous la couche uniforme d’humus et de racines. C’étaient les débris d’une cheminée.

Dès lors, le phénomène s’expliquait. La grotte des Corbut devait finir en un cul-de-sac assez enfoncé dans le roc et creusé d’un conduit qui servait jadis de cheminée. Par le conduit et à travers les éboulements, le son filtrait jusqu’en haut.

Il y eut deux cris plus déchirants. Raoul pensa à Joséphine Balsamo. Se retournant, il put l’apercevoir au bout du petit potager. Toujours assise, penchée, le buste immobile, elle arrachait distraitement les pétales d’une capucine. Raoul supposa, voulut supposer qu’elle n’avait pas entendu. Peut-être même ne savait-elle pas ?…

Malgré tout, Raoul frissonnait d’indignation. Qu’elle assistât ou non à l’effroyable interrogatoire que subissait la malheureuse, n’était-elle pas aussi criminelle ? Et les doutes opiniâtres dont elle bénéficiait jusqu’ici dans l’esprit de Raoul, ne devaient-ils pas céder devant l’implacable réalité ? Tout ce qu’il pressentait contre elle, tout ce qu’il ne voulait pas savoir, était vrai, puisqu’elle commandait, en définitive, la besogne dont se chargeait Léonard et dont elle n’aurait pas pu supporter l’affreux spectacle.

Avec précaution, Raoul écarta les briques et démolit la motte de terre. Quand il eut terminé, les plaintes avaient cessé, mais des bruits de paroles montaient, guère plus distincts que des chuchotements. Il lui fallut donc reprendre son travail et débarrasser l’orifice supérieur du conduit. Alors, s’étant penché, la tête en bas, accroché comme il pouvait, aux rugosités des parois, il entendit.

Deux voix se mêlaient : celle de Léonard, et une voix de femme, celle de la veuve Rousselin, sans aucun doute. La malheureuse semblait exténuée, en proie à une épouvante indicible.

— Oui… oui… murmurait-elle… je continue, puisque j’ai promis, mais je suis si lasse !… il faut m’excuser, mon bon monsieur… Et puis ce sont des événements si vieux… vingt-quatre ans ont passé depuis…

— Assez bavardé, bougonna Léonard.

— Oui, reprit-elle… Voilà… C’était donc au moment de la guerre avec la Prusse, il y a vingt-quatre ans… Et comme les Prussiens approchaient de Rouen, où nous habitions, mon pauvre mari, qui était camionneur, reçut la visite de deux messieurs… des messieurs que nous n’avions jamais vus. Ils voulaient filer à la campagne, avec leurs malles, comme beaucoup d’autres, à cette époque, n’est-ce pas ? Alors on fit le prix, et sans plus tarder, car ils étaient pressés, mon mari partit avec eux sur un camion. Par malheur, à cause de la réquisition, on n’avait plus qu’un cheval, et pas bien solide. En outre, il neigeait par paquets… À dix kilomètres de Rouen, il tomba pour ne plus se relever…