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lut, parmi les faits divers de la région :

« Hier après-midi, la gendarmerie de Caudebec, avertie qu’un bûcheron avait entendu des cris de femme appelant au secours et qui sortaient d’un ancien four à chaux situé sur la lisière de la forêt de Maulévrier, mit en campagne un brigadier et un gendarme. Comme ces deux représentants de l’autorité approchaient du verger où se trouve le four à chaux, ils aperçurent, par-dessus le talus, deux hommes qui traînaient une femme vers une voiture fermée près de laquelle il y avait debout, une autre femme.

« Obligés de contourner le talus, les gendarmes n’arrivèrent à l’entrée du verger qu’après le départ de la voiture. Aussitôt la poursuite commença, poursuite qui aurait dû se terminer par la victoire facile de la maréchaussée. Mais la voiture était attelée de deux chevaux si rapides, et le conducteur devait si bien connaître le pays, qu’il réussit à s’échapper par le lacis de routes encaissées qui montent vers le nord, entre Caudebec et Motteville. D’ailleurs la nuit tombait, et l’on n’a pas encore réussi à établir par où tout ce joli monde s’est sauvé. »

— Et on ne le saura pas, se dit Raoul en toute certitude. Personne autre que moi ne pourra reconstituer les faits, puisque moi seul connais le point de départ et le point d’arrivée.

Et Raoul, ayant réfléchi, formula ses conclusions.

— Dans l’ancien four à chaux, un fait indéniable : la veuve Rousselin est là, sous la surveillance d’un complice. Joséphine Balsamo et Léonard qui l’ont attirée hors de Lillebonne et enfermée, viennent la voir chaque jour et tentent de lui arracher le renseignement définitif. Hier, sans doute l’interrogatoire fut un peu violent. La veuve Rousselin crie. Les gendarmes arrivent. Fuite éperdue. On s’échappe. Le long de la route on dépose la captive dans une autre prison préparée d’avance, et c’est une fois de plus le salut. Mais toutes ces émotions ont provoqué chez Joséphine Balsamo une de ces crises nerveuses dont elle est coutumière. Elle s’évanouit.

Raoul déplia une carte d’état-major. De la forêt de Maulévrier à la Nonchalante, le chemin direct mesure une trentaine de kilomètres. C’est aux environs de ce chemin, plus ou moins à droite, plus ou moins à gauche, que la veuve Rousselin est emprisonnée.

— Allons, se dit Raoul, le terrain de la lutte est circonscrit, et l’heure d’entrer en scène ne tardera pas pour moi.

Dès le lendemain il se mettait à l’ouvrage, flânant sur les routes normandes, interrogeant, et tâchant de relever les points de passage et les points d’arrêt « d’une vielle berline attelée de deux petits chevaux ». Logiquement, fatalement, l’enquête devait aboutir.

Ces journées-là furent peut-être celles où l’amour de Joséphine Balsamo et de Raoul prit son caractère le plus âpre et le plus passionné. La jeune femme qui se savait recherchée par la police, et qui n’avait pas oublié les incidents de l’auberge Vasseur, à Doudeville, n’osait quitter la Nonchalante et sillonner le pays de Caux. Aussi Raoul la retrouvait-il entre chacune de ses expéditions, et ils se jetaient aux bras l’un de l’autre avec le désir exaspéré de goûter les joies dont ils pressentaient la fin prochaine.

Joies douloureuses, comme en pourraient avoir deux amants que le destin a séparés. Joies suspectes que le doute empoisonnait. L’un et l’autre ils devinaient leurs desseins secrets, et, quand leurs lèvres étaient unies, chacun savait que l’autre, tout en l’aimant, se conduisait comme s’il l’eût détesté.

— Je t’aime, je t’aime, répétait Raoul éperdument, tandis qu’au fond de lui il cherchait les moyens d’arracher la mère de Brigitte Rousselin aux griffes de la Cagliostro.

Ils se serraient parfois l’un contre l’autre avec la violence de deux adversaires qui se battent. Il y avait de la brutalité dans leurs caresses, de la menace dans leurs yeux, de la haine dans leurs pensées, du désespoir dans leur tendresse. On eût dit qu’ils se guettaient comme pour trouver le point faible où la blessure serait le plus décisive.

Une nuit Raoul se réveilla, avec une sensation de gêne, Josine était venue jusqu’à son lit et le regardait à la lueur d’une lampe. Il frissonna. Non pas que le visage charmant de Josine eût une autre expression que son sourire ordinaire. Mais pourquoi ce sourire sembla-t-il à Raoul si méchant et si cruel ?

— Qu’est-ce que tu as ? dit-il et que me veux-tu ?

— Rien… rien… fit-elle d’un ton distrait et en s’éloignant.

Mais elle revint à Raoul et lui montra une photographie.

— J’ai trouvé ça dans ton portefeuille. Il est incroyable que tu gardes sur toi le portrait d’une femme. Qui est-ce ?

Il avait reconnu Clarisse d’Étigues, et il répondait en hésitant :

— Je ne sais pas… un hasard…