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doutes et tous mes scrupules se sont dissipés. Votre venue fortuite dans ce château me semble une manifestation indéniable de la volonté divine. Vous êtes à la fois, le pouvoir religieux et le pouvoir temporel. Comme archevêque, vous représentez l’Église. Comme sénateur, vous représentez la France. Je ne risque pas de me tromper en vous faisant des révélations qui intéressent l’une et l’autre. Désormais, c’est à vous de choisir, Monseigneur ! Agissez. Négociez. Et lorsque vous m’aurez dit entre les mains de qui doit être remis le dépôt sacré, je vous donnerai toutes les indications nécessaires. »

» Le cardinal de Bonnechose avait écouté sans interrompre. Il ne put se retenir d’avouer au chevalier des Aubes que l’histoire le laissait un peu incrédule. Sur quoi, le chevalier sortit et revint au bout d’un instant avec un petit coffret en bois des Îles.

» — Voici le coffret dont il me fut parlé, et que j’ai trouvé là-bas. Il m’a paru plus sage de le prendre chez moi. Emportez-le, Monseigneur, et faites estimer les quelque cent pierres précieuses qu’il renferme. Vous croirez alors que mon histoire est véridique et que le digne prêtre n’a pas eu tort de faire allusion à des richesses incalculables puisque la borne de granit contient, selon son affirmation, dix mille pierres aussi belles que celles-ci. »

» L’insistance du chevalier et les preuves qu’il avançait décidèrent le cardinal, qui s’engagea dès lors à poursuivre l’affaire et à mander le vieillard auprès de lui aussitôt qu’une solution pourrait intervenir.

» L’entretien prit fin sur cette promesse, que l’archevêque avait le ferme propos de tenir, mais dont les événements retardèrent l’exécution. Ces événements, tu les connais, ce fut d’abord la déclaration de guerre entre la France et la Prusse et les désastres qui s’ensuivirent. Les lourdes charges de son poste l’absorbèrent. L’Empire s’écroula. La France fut envahie. Et les mois passèrent.

» Lorsque Rouen fut menacé, le cardinal, désireux d’expédier en Angleterre certains documents auxquels il attachait de l’importance eut l’idée de joindre à l’envoi le coffret du chevalier. Le 4 décembre, veille du jour où les Allemands allaient entrer dans la ville, un domestique de confiance, le sieur Jaubert, conduisit lui-même un cabriolet qui fila par la route du Havre où Jaubert devait s’embarquer.

» Deux jours plus tard, le cardinal apprenait que le cadavre de Jaubert avait été trouvé dans un ravin de la forêt de Rouvray, à dix kilomètres de Rouen. On rapportait au cardinal la valise des documents. Quant au cabriolet et au cheval, disparus, ainsi que le coffret en bois des Îles. Les renseignements recueillis établissaient que l’infortuné domestique avait dû tomber dans une reconnaissance de cavalerie allemande, qui s’était aventurée au-delà de Rouen pour piller les voitures des riches bourgeois en fuite vers Le Havre.

» La malchance continua. Au début de janvier, le cardinal reçut un émissaire du chevalier des Aubes. Le vieillard n’avait pu survivre à la défaite de son pays. Avant de mourir, il avait griffonné ces deux phrases, presque illisibles :

» Le mot de la formule qui désigne l’emplacement de la borne est gravé au fond du coffret… J’ai caché le chandelier de cuivre dans mon jardin.

» Ainsi, il ne restait plus rien de l’aventure. Le coffret étant volé, aucune preuve ne permettait d’affirmer que le récit du chevalier des Aubes contenait la moindre parcelle de vérité. Personne n’avait même vu les pierres. Étaient-elles vraies ? Mieux que cela : existaient-elles autrement que dans l’imagination du chevalier ? Et le coffret ne servait-il pas simplement d’écrin à quelques bijoux de théâtre et à quelques cailloux de couleur ?

» Le doute envahit peu à peu l’esprit du cardinal, un doute assez tenace pour qu’il se résolût, en fin de compte, à garder le silence. Le récit du chevalier des Aubes devait être considéré comme une divagation de vieillard. Il eût été dangereux de répandre de telles billevesées. Donc il se tut. Mais…

— Mais ? répéta Raoul d’Andrésy que de telles billevesées semblaient intéresser prodigieusement.

— Mais, répondit Joséphine Balsamo, avant de prendre une résolution définitive il avait écrit ces quelques pages, ce mémoire relatif à son entretien du château de Gueures et aux incidents qui suivirent, mémoire qu’il oublia de brûler ou qu’on égara, et qui, quelques années après sa mort, fut trouvé dans un de ses livres de théologie, quand on vendit sa bibliothèque aux enchères.

— Trouvé par qui ?

— Par Beaumagnan.

Joséphine Balsamo avait raconté cette histoire en tenant la tête baissée, et d’une voix un peu monotone, comme une leçon qu’on récite. En relevant les yeux, elle fut frappée par l’expression de Raoul.

— Qu’est-ce que tu as ? dit-elle.