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— Tu vois, tu vois, s’écria Raoul, nous sommes à la merci d’une brute qui perd la tête et qui tue bêtement, stupidement. Allons, il faut en finir. Je pense plutôt que les gens qui rôdaient ce matin avaient été envoyés par Beaumagnan. Or, tu n’es pas de taille à te mesurer avec Beaumagnan. Laisse-moi prendre la direction. Si tu veux réussir, c’est par moi, par moi seul que tu réussiras.

Josine faiblit. Raoul affirmait sa supériorité d’un ton de telle conviction qu’elle en eut, pour ainsi dire, l’impression physique. Elle le vit plus grand qu’il n’était et plus puissant, mieux doué que tous les hommes qu’elle avait connus, armé d’un esprit plus subtil, d’un regard plus aigu, de moyens d’action plus divers. Elle s’inclina devant cette volonté implacable et devant cette énergie qu’aucune considération ne pouvait fléchir.

— Soit, prononça-t-elle. Je parlerai. Mais pourquoi parler ici ?

— Ici, et pas ailleurs, articula Raoul, sachant bien que si la Cagliostro se ressaisissait, il n’obtiendrait rien.

— Soit, dit-elle encore, accablée, soit, je cède, puisque notre amour est en jeu, et que tu sembles en faire si peu de cas.

Raoul éprouva un sentiment profond d’orgueil. Pour la première fois, il prit conscience de l’ascendant qu’il exerçait sur les autres, et de la puissance vraiment extraordinaire avec laquelle il imposait ses décisions.

Certes, la Cagliostro n’était pas en possession de toutes ses ressources. Le meurtre supposé de Brigitte Rousselin avait en quelque sorte désagrégé son pouvoir de résistance, et le spectacle de Léonard enchaîné ajoutait à sa détresse nerveuse. Mais, comme il avait, lui, saisi rapidement l’occasion qui se présentait, et profité de tous ses avantages pour établir, par la menace et par la peur, par la force et par la ruse, sa victoire définitive !

Maintenant, il était le maître. Il avait contraint Joséphine Balsamo à se rendre, et discipliné en même temps son propre amour. Baisers, caresses, manœuvres de séduction, ensorcellement de la passion, envoûtement du désir, il ne craignait plus rien, puisqu’il avait été jusqu’à la limite même de la rupture.

Il enleva le tapis qui recouvrait le guéridon et le jeta sur Léonard, puis il revint et prit place auprès de Josine.

— J’écoute.

Elle lui jeta un coup d’œil où se révélaient de la rancune et de la colère impuissante et elle murmura :

— Tu as tort. Tu profites d’une défaillance passagère pour exiger de moi un récit que je t’aurais fait un jour ou l’autre de plein gré. C’est une humiliation inutile, Raoul.

Il répéta durement :

— J’écoute.

Alors elle dit :

— Tu l’auras voulu. Finissons-en, et le plus vite possible. Je te fais grâce de tous les détails pour aller droit au but. Ce ne sera ni long ni compliqué. Un simple rapport. Donc, il y a vingt-quatre ans, durant les mois qui ont précédé la guerre de 1870 entre la France et la Prusse, le cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen et sénateur, en tournée de confirmation dans le pays de Caux, fut surpris par un orage effroyable et dut se réfugier au château de Gueures, qu’habitait alors son dernier propriétaire, le chevalier des Aubes. Il y dîna. Le soir, comme il se retirait dans la chambre qu’on lui avait préparée, le chevalier des Aubes, un vieillard de près de quatre-vingt-dix ans, tout cassé, mais ayant encore bien sa tête, sollicita de lui une audience particulière qui fut immédiatement accordée, et qui dura fort longtemps. Voici le résumé des étranges révélations qu’entendit alors le cardinal de Bonnechose, résumé qu’il écrivit plus tard, et auquel je ne changerai pas un seul mot. Le voici. Je le sais par cœur :

« — Monseigneur, expliqua le vieux chevalier, je ne vous étonnerai point si je vous dis que mes premières années s’écoulèrent au milieu de la grande tourmente révolutionnaire. À l’époque de la Terreur, j’avais douze ans, j’étais orphelin, et j’accompagnais chaque jour ma tante des Aubes à la prison voisine, où elle distribuait des menus secours et soignait les malades. On y avait enfermé toutes sortes de pauvres gens que l’on jugeait et condamnait au petit bonheur, et c’est ainsi, pour ma part, que j’eus l’occasion de fréquenter un brave homme dont personne ne connaissait le nom, et dont personne ne savait pourquoi ni sur quelle dénonciation il avait été arrêté. Les politesses que je lui rendis et ma pitié lui inspiraient confiance. Je gagnai son affection, et, le soir du jour où il avait été jugé à son tour, et condamné, il me dit :

» — Mon enfant, demain, dès l’aurore, les gendarmes me conduiront à l’échafaud, et je mourrai sans qu’on sache qui je suis. Ainsi l’ai-je voulu. À toi-même, je ne le dirai pas. Mais les événements exigent que je te fasse certaines confidences, et que je te demande de les écouter comme un homme et, plus tard, d’en tenir compte avec la loyauté et le sang-froid d’un homme. La mission dont je te charge est d’une importance considérable. Je suis convaincu, mon enfant, que tu sauras te mettre à la hauteur d’une pareille tâche, et garder, quoi qu’il arrive, un secret d’où dépendent les intérêts les plus graves.