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Des heures s’écoulèrent. Un souffle frais qui montait de la mer et flottait sur le plateau leur caressait le visage. En face d’eux, au-delà d’un grand verger clos de murs, et parmi des plaines tout ensoleillées de colza, une dépression leur permettait de voir, à droite, la ligne blanche des hautes falaises jusqu’à Fécamp ; à gauche, la baie d’Étretat, la porte d’Aval et la pointe de l’énorme Aiguille.

Il lui dit doucement :

— Ne soyez pas triste, ma chère bien-aimée. La vie est si belle à notre âge, et elle le sera plus encore pour nous lorsque nous aurons aboli tous les obstacles. Ne pleurez pas.

Elle essuya ses larmes et tenta de sourire en le regardant. Il était mince comme elle, mais large d’épaules, à la fois élégant et solide d’aspect. Sa figure énergique offrait une bouche malicieuse et des yeux brillants de gaieté. Vêtu d’une culotte courte et d’un veston qui s’ouvrait sur un maillot de laine blanc, il avait un air de souplesse incroyable.

— Raoul, Raoul, dit-elle avec détresse, en ce moment même où vous me regardez vous ne pensez pas à moi ! Vous n’y pensez pas après ce qui vient de se passer entre nous ! Est-ce possible ! À quoi songez-vous, mon Raoul ?

Il dit en riant :

— À votre père.

— À mon père ?

— Oui, au baron d’Étigues et à ses invités. Comment des messieurs de leur âge peuvent-ils perdre leur temps à massacrer sur une roche de pauvres oiseaux innocents ?

— C’est leur plaisir.

— En êtes-vous certaine ? Pour moi, je suis assez intrigué. Tenez, nous ne serions pas en l’an de grâce 1894 que je croirais plutôt… Vous n’allez pas vous froisser ?

— Parlez, mon chéri.

— Eh bien, ils ont l’air de jouer aux conspirateurs ! Oui, c’est comme je vous le dis, Clarisse… Marquis de Rolleville, Mathieu de la Vaupalière, comte Oscar de Bennetot, Roux d’Estiers, etc., tous ces nobles seigneurs du pays de Caux sont en pleine conjuration.

Elle fit la moue.

— Vous dites des bêtises, mon chéri.

— Mais vous m’écoutez si joliment, répondit Raoul, convaincu qu’elle n’était au courant de rien. Vous avez une façon si drôle d’attendre que je vous dise des choses graves !…

— Des choses d’amour, Raoul.

Il lui saisit la tête ardemment.

— Toute ma vie n’est qu’amour pour toi, ma bien-aimée. Si j’ai d’autres soucis et d’autres ambitions, c’est pour faire ta conquête ; Clarisse, suppose ceci : ton père, conspirateur, est arrêté et condamné à mort, et tout à coup, moi, je le sauve. Après cela, comment ne me donnerait-il pas la main de sa fille ?

— Il cédera un jour ou l’autre, mon chéri.

— Jamais ! aucune fortune… aucun appui…

— Vous avez votre nom… Raoul d’Andrésy.

— Même pas !

— Comment cela ?

— D’Andrésy, c’était le nom de ma mère, qu’elle a repris quand elle fut veuve, et sur l’ordre de sa famille que son mariage avait indignée.

— Pourquoi ? dit Clarisse, quelque peu étourdie par ces aveux inattendus.

— Pourquoi ? Parce que mon père n’était qu’un roturier, pauvre comme Job… un simple professeur… et professeur de quoi ? De gymnastique, d’escrime et de boxe !

— Alors comment vous appelez-vous ?

— Oh ! d’un nom bien vulgaire, ma pauvre Clarisse.

— Quel nom ?

— Arsène Lupin.

— Arsène Lupin ?

— Oui, ce n’est guère reluisant, et mieux valait changer, n’est-ce pas ?

Clarisse semblait atterrée. Qu’il s’appelât d’une façon ou de l’autre, cela ne signifiait rien. Mais la particule, aux yeux du baron, c’était la première qualité d’un gendre…

Elle balbutia cependant :

— Vous n’auriez pas dû renier votre père. Il n’y a aucune honte à être professeur.

— Aucune honte, dit-il, en riant de plus belle, d’un rire qui faisait mal à Clarisse,