Page:Leblanc - La Comtesse de Cagliostro, paru dans Le Journal, 1923-1924.djvu/22

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— C’est toi qui devrais faire ça, protesta Bennetot, à qui le geste commandé semblait le geste même du meurtre.

— Assez de bêtises ! Finissons-en.

Bennetot tira la corde. La quille vint se balancer tout contre lui. Il n’avait plus qu’à se pencher et à plonger la main.

— J’ai peur, Godefroy, bégaya-t-il. Sur mon salut éternel, ce n’est pas moi qui agis, mais bien toi, tu entends ?

Godefroy bondit jusqu’à lui, l’écarta, se courba par-dessus bord, et plongeant sa main arracha d’un coup le bouchon. Il y eut un glouglou d’eau qui bouillonne, et cela le bouleversa au point que, dans un revirement subit, il voulut combler le trou. Trop tard. Bennetot avait pris les rames, et, retrouvant toute son énergie, effrayé lui aussi du bruit qu’il avait perçu, donnait un effort violent qui mettait un intervalle de plusieurs brasses entre les deux embarcations.

— Halte ! commanda Godefroy. Halte ! Je veux la sauver. Arrête, mordieu !… Ah ! c’est bien toi qui la tues… Assassin, assassin… je l’aurais sauvée, moi.

Mais Bennetot, ivre de terreur, sans rien comprendre, ramait à faire craquer les avirons.

Le cadavre demeura donc seul — car pouvait-on appeler autrement l’être inerte, impuissant et voué à la mort que portait la barque blessée ? L’eau devait fatalement monter à l’intérieur en quelques minutes. Le frêle bateau s’engloutirait.

Cela Godefroy d’Étigues le savait. Aussi résolu à son tour, il saisit une rame et, sans se soucier d’être entendus, les deux complices se courbèrent avec des efforts désespérés pour fuir au plus vite le lieu du crime commis. Ils avaient peur de percevoir quelque cri d’angoisse, ou le chuchotement effroyable d’une chose qui coule et sur laquelle l’eau se referme pour toujours.

Le canot se balançait au ras de l’onde presque immobile, où l’air, chargé de nuages très bas, semblait peser de tout son poids.

D’Étigues et Oscar de Bennetot devaient être à demi-chemin du retour. Tout bruit cessa.

À ce moment, la barque s’inclina sur le tribord, et, dans la sorte de torpeur épouvantée où elle agonisait, la jeune femme eut la sensation que le dénouement se produisait. Elle n’eut aucun soubresaut, aucune révolte. L’acceptation de la mort provoque un état d’esprit où il semble que l’on soit déjà de l’autre côté de la vie.

Cependant, elle s’étonnait de ne pas frissonner au contact de l’eau glacée, ce qui était la chose que craignait surtout sa chair de femme. Non, la barque ne s’enfonçait pas, Elle paraissait plutôt prête à chavirer comme si quelqu’un en eût enjambé le rebord.

Quelqu’un ? Le baron ? Son complice ? Elle pensa que ce n’était ni l’un ni l’autre, car une voix qu’elle ne connaissait pas murmura :

— Rassurez-vous, c’est un ami qui vient à votre secours…

Cet ami se pencha sur elle, et sans même savoir si elle entendait ou non, expliqua aussitôt :

— Vous ne m’avez jamais vu… Je m’appelle Raoul… Raoul d’Andrésy… Tout va bien… J’ai bouché le trou avec un morceau de bois coiffé d’un chiffon. Réparation de fortune, mais qui peut suffire… D’autant que nous allons nous débarrasser de cet énorme galet.

À l’aide d’un couteau, il trancha les cordes qui attachaient la jeune femme ; puis saisit le gros galet, et réussit à le jeter. Enfin écartant la couverture dont elle était enveloppée, il s’inclina et lui dit :

— Comme je suis content ! Les événements ont tourné beaucoup mieux encore que je ne l’espérais, et vous voilà sauvée ! L’eau n’a pas eu le temps de monter jusqu’à vous, n’est-ce pas ? Quelle chance ! Vous ne souffrez pas ?

Elle chuchota, la voix à peine intelligible :

— Oui… la cheville… leurs liens me tordaient le pied.

— Ce ne sera rien, dit-il. L’essentiel, maintenant, c’est de gagner le rivage. Vos deux bourreaux ont sûrement atterri et doivent grimper l’escalier en hâte. Nous n’avons donc rien à redouter.

Il fit rapidement ses préparatifs, ramassa un aviron qu’il avait caché d’avance dans le fond, le fit glisser à l’arrière et se mit à « godailler » tout en continuant ses explications d’un ton joyeux, et comme s’il ne s’était rien passé de plus extraordinaire que ce qui se passe au cours d’une partie de plaisir.