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tège, à tâtons, trébuchait et se heurtait aux ornières et aux talus. Des jurons fusaient, vite étouffés par la colère de Godefroy.

— Pas de bruit, bon sang ! On pourrait reconnaître nos voix.

— Qui, Godefroy ? Il n’y a personne absolument, et tu as dû prendre tes précautions pour les douaniers ?

— Oui. Ils sont au cabaret, invités par un homme dont je suis sûr. Tout de même une ronde est possible.

Le plateau se creusa en une dépression que le chemin suivait. Tant bien que mal, ils parvinrent à l’endroit où s’amorce l’escalier. Il fut taillé jadis en pleine falaise, sur l’initiative d’un curé de Bénouville, et pour que les gens du pays puissent descendre directement jusqu’à la plage. Le jour, des orifices pratiqués dans la craie l’éclairent et ouvrent des vues magnifiques sur la mer, dont les flots viennent battre les rochers et vers laquelle il semble que l’on s’enfonce.

— Ça va être dur, fit Rolleville. Nous pourrions vous aider. On vous éclairerait.

— Non, déclara le baron. Il est prudent de se séparer.

Les autres obéirent et s’éloignèrent. Les deux cousins, sans perdre de temps, commencèrent l’opération difficile de la descente.

Ce fut long. Les marches étaient fort élevées, et le tournant parfois si brusque que la place manquait pour le brancard et qu’il fallait le dresser dans toute sa hauteur. La lumière d’une lampe de poche ne les éclairait que par à-coups. Oscar de Bennetot ne dérageait pas, à tel point que, dans son instinct de hobereau mal dégrossi, il proposait simplement de jeter « tout cela » par-dessus bord, c’est-à-dire par l’un des orifices.

Enfin ils atteignirent une plage de galets fins où ils purent reprendre haleine. À quelque distance, on apercevait les deux barques allongées l’une près de l’autre. La mer très calme, sans la moindre vague, en baignait les quilles. Bennetot montra le trou qu’il avait creusé dans la plus petite des deux et qui, provisoirement, demeurait obstrué par un bouchon de paille, et ils couchèrent le brancard sur les trois bancs qui la garnissaient.

— Ficelons le tout ensemble, ordonna Godefroy d’Étigues.

Bennetot fit observer :

— Et si jamais il y a une enquête et que l’on découvre la chose au fond de la mer, quelle preuve contre nous ce brancard !

— C’est à nous d’aller assez loin pour qu’on ne découvre jamais rien. Et d’ailleurs, c’est un vieux brancard hors d’usage depuis vingt ans, et que j’ai sorti d’une grange abandonnée. Rien à craindre.

Il parlait en tremblant, et d’une voix effarée que Bennetot ne lui connaissait point.

— Qu’est-ce que tu as, Godefroy ?

— Moi ? Que veux-tu que j’aie ?

— Alors ?

— Alors, poussons la barque… Mais il faut d’abord, selon les instructions de Beaumagnan, qu’on lui enlève son bâillon et qu’on lui demande si elle a quelque volonté à exprimer. Tu veux faire cela, toi ?

Bennetot balbutia :

— La toucher ? La voir ? J’aimerais mieux crever… Et toi ?

— Je ne pourrais pas non plus… je ne pourrais pas…

— Elle est coupable cependant… elle a tué…

— Oui… oui… Du moins c’est probable… Seulement, elle a l’air si doux !…

— Oui, fit Bennetot… et elle est si belle… belle comme la Vierge…

En même temps ils tombèrent à genoux sur le galet et se mirent à prier tout haut pour celle qui allait mourir et sur qui ils appelaient « l’intervention de la Vierge Marie ».

Godefroy entremêlait les versets et les supplications que Bennetot scandait, au hasard, avec des amen fervents. Cela parut leur rendre un peu de courage, car ils se relevèrent brusquement, avides d’en finir. Bennetot apporta l’énorme galet qu’il avait préparé, le lia vivement à l’anneau de fer, et poussa la barque qui flotta aussitôt sur l’eau tranquille. Ensuite, d’un commun effort, ils firent glisser l’autre barque et sautèrent dedans. Godefroy saisit les deux rames, tandis que Bennetot, à l’aide d’une corde, remorquait le bateau de la condamnée.

Ainsi s’en allèrent-ils au large, à petits coups d’aviron qui laissaient tomber un bruit frais de gouttelettes. Des ombres plus noires que la nuit leur permettaient de se guider à peu près entre les roches et de glisser vers la pleine mer. Mais, au bout de vingt minutes, l’allure devint plus lente et l’embarcation s’arrêta.

— Je ne peux plus… murmura le baron tout défaillant… mes bras refusent. À ton tour…

— Je n’aurais pas la force, avoua Bennetot.

Godefroy fit une nouvelle tentative, puis renonçant, il dit :

— À quoi bon ? Nous avons sûrement dépassé de beaucoup la ligne où la mer s’en va. C’est ton avis ?

L’autre approuva.

— D’autant, dit-il, qu’il y a comme une brise qui portera le bateau encore plus loin que la ligne.

— Alors enlève le bouchon de paille.