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de leur vie, passaient pour fous, et l’on admit généralement qu’ils s’étaient tués. Il y eut aussi la version du crime, et l’on s’entretint d’un yacht de plaisance qui aurait coulé la barque et se serait enfui. Mais point de preuve.

En tout état de cause, Clarisse ne voulut pas toucher à la fortune de son père. Elle en fit don à des institutions de charité.


Des années encore s’écoulèrent, années charmantes et insouciantes.

Raoul tenait l’une des promesses qu’il avait faites à Clarisse : elle fut profondément heureuse.

L’autre promesse il ne la tint pas : il ne fut pas honnête.

Cela, il ne le pouvait pas. Il avait dans le sang le besoin de prendre, de combiner, de mystifier, de duper, de s’amuser aux dépens d’autrui. Il était, d’instinct, contrebandier, flibustier, maraudeur, pirate, conspirateur, et surtout chef de bande. En outre, à l’école de la Cagliostro, il s’était rendu compte, avec un certain orgueil, des qualités vraiment exceptionnelles qui le mettaient hors de pair. Il croyait à son génie. Il s’attribuait des droits à une destinée fantastique, en opposition avec la destinée de tous les hommes qui vivaient en même temps que lui. Il serait au-dessus de tous. Il serait le maître.

À l’insu donc de Clarisse et, sans que jamais la jeune femme eût le moindre soupçon, il monta des entreprises et réussit des affaires où, de plus en plus, s’affirma son autorité et se développèrent ses dons réellement surhumains[1].

Mais avant tout, se disait-il, le repos et la félicité de Clarisse ! Il respectait sa femme. Qu’elle fût et qu’elle se sût l’épouse d’un voleur, cela il ne l’admit pas.

Leur bonheur dura cinq ans. Au début de la sixième année, Clarisse mourut des suites d’une couche. Elle laissait un fils appelé Jean.

Or, le surlendemain, ce fils disparut, sans que le moindre indice permît à Raoul de découvrir qui avait pu pénétrer dans la petite maison d’Auteuil qu’il habitait ni comment on avait pu y pénétrer.

Quant à savoir d’où le coup provenait, là-dessus aucune hésitation. Raoul, qui ne doutait pas que le naufrage des deux cousins n’eût été provoqué par la Cagliostro, Raoul qui, depuis, avait appris en outre que Dominique était mort empoisonné, Raoul considéra comme établi que la Cagliostro avait organisé l’enlèvement.

Son chagrin le transforma. N’ayant plus ni femme ni fils pour le retenir, il se jeta résolument dans la voie où l’entraînaient tant de forces. Du jour au lendemain, il fut Arsène Lupin. Plus de réserve. Plus de ménagements. Au contraire. Du scandale, des provocations, de l’arrogance, un étalage de vanité et de gouaillerie, son nom sur les murs, sa carte de visite dans les coffres-forts. Arsène Lupin, quoi !

Mais, que ce fût sous ce nom, ou sous les noms divers qu’il s’amusait à prendre, qu’il se fît appeler comte Bernard d’Andrésy (il avait dérobé les papiers d’un cousin de sa famille, mort à l’étranger) ou Horace Velmont, ou colonel Sparmiento, ou duc de Charmerace, ou prince Sernine, ou don Luis Perenna, toujours et partout, au milieu de tous ses avatars et sous tous les masques, il cherchait la Cagliostro, et il cherchait son fils Jean.

Il ne retrouva pas son fils. Il ne revit jamais Joséphine Balsamo.

Vivait-elle encore ? Osait-elle se risquer en France ? Continuait-elle à persécuter et à tuer ? Devait-il admettre, en ce qui le concernait, que la menace éternellement dirigée contre lui, depuis la minute même de la rupture, aboutirait à quelque vengeance plus cruelle que l’enlèvement de son enfant ?

Toute la vie d’Arsène Lupin, folles entreprises, épreuves surhumaines, triomphes inouïs, passions démesurées, ambitions extravagantes, tout cela devait se dérouler avant que les événements lui permissent de répondre à ces questions redoutables.

Et ainsi se fait-il que sa première aventure se renoua, plus d’un quart de siècle après, à ce qu’il lui plait de considérer aujourd’hui comme sa dernière aventure.[2]


fin
  1. La conquête du trésor de la maison de France, deuxième secret de Cagliostro, et la découverte de cette retraite impénétrable d’où, quinze ans plus tard, on ne put le déloger qu’à l’aide d’une flottille de torpilleurs, datent de cette époque. (Voir l’Aiguille creuse.)
  2. En préparation : la Cagliostro se venge.