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maurice leblanc

Je me penche. En bas, à droite, deux lettres presque effacées. Un G et un B.

Ces deux lettres entrelacées ! ces deux lettres que j’ai vues si souvent sur les esquisses et les dessins de mon père !

Ainsi, Séphora a connu Guillaume Bréhange. Je vous avouerai, mon cher docteur, que je m’inquiétai et que je pensai à Barbara, à Adrienne… Mais quoi, Séphora n’avait à cette époque que quinze ans…

Elle sent dès lors que rien ne peut plus la dispenser de me répondre, et, résolue soudain, elle me dit par petites phrases qu’elle prononce simplement, avec un peu d’accent et des roulements d’r :

— Je vendais des fleurs à Rome, dans la rue… Tous les matins, votre père m’achetait des roses… J’allais les remettre au portier d’un hôtel, qui montait dans la chambre d’une dame, et qui me rapportait une lettre de cette dame pour Guillaume Bréhange. Elle venait chez lui, l’après-midi, toute voilée, et ils s’enfermaient. Je savais qu’elle lui servait de modèle pour une statue, et qu’il était fou d’elle. Un jour, elle n’est plus venue. Il m’a rencontrée dans la rue et m’a envoyée à l’hôtel. Elle était partie, sans laisser d’adresse. Il est tombé malade et je l’ai soigné, des jours… et des jours.

— Mais cette femme, vous l’avez vue, Séphora ?

— Jamais.

— Son nom ?

— Je ne sais pas… j’ai oublié…

— Alors, mon père ?…

— Il a attendu… Je montais dans son atelier, et j’arrangeais des fleurs… La statue était là, cachée sous des linges… Un jour, il les a écartés… Mon Dieu ! comme elle était belle !… Il pleurait, à genoux… Et puis, des semaines ont passé… Et puis un matin, une dame de Paris est arrivée, la femme de mon maître. Elle est arrivée avec un petit garçon. Tous deux, ils venaient le chercher. Il ne voulait pas partir. La dame pleurait et le suppliait. L’enfant aussi. À la fin, il s’est décidé à les suivre.

Séphora se tait. Je lui dis :

— Vous êtes bien sûre ? C’était ma mère ?

— Et c’était vous, Stéphane. Vous aviez cinq ans.

— Je ne m’en souviens pas. On ne m’a jamais parlé de ce voyage à Rome.

Cette évocation d’un passé que j’ignorais m’a ému. Séphora est près de moi et me prend la main. Elle murmure :

— Je n’ai pas oublié votre père, Guillaume Bréhange. Quelle douceur ! Quelle gentillesse avec la petite marchande de fleurs que j’étais !