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quelque sorte mystique, qu’il était attendu comme un prophète. Mais, pour un prophète, pour un missionnaire illuminé et vêtu de gloire, qui se présente devant un inconnu que couronne la double majesté de l’âge et du rang sacerdotal, il était pénible d’être accueilli sous la désignation de « vieille branche ».

Hésitant, inquiet, ne sachant à qui il avait affaire, il demanda :

« Qui êtes-vous ? pourquoi êtes-vous ici ? comment êtes-vous venu ? »

Et, comme l’autre le contemplait d’un air surpris, il répéta plus fortement :

« Répondez donc, qui êtes-vous ?

— Ce que je suis ? repartit le vieillard avec une voix éraillée et chevrotante, ce que je suis ? par Teutatès, dieu des Gaulois, c’est toi qui me poses une pareille question ? Alors, tu ne me reconnais pas ? Voyons rappelle-toi… ce bon Ségenax… hein ! tu te souviens ?… le père de Velléda ?… ce bon Ségenax, magistrat vénéré chez les Rhédons, de qui Chateaubriand parle au tome premier de ses Martyrs ? Ah ! je vois que ta mémoire se rafraîchit.

— Qu’est-ce que vous me chantez là ! s’écria Vorski.

— Je ne chante pas ! J’explique ma présence ici et les tristes événements qui m’y ont amené jadis. Dégoûté par la conduite scandaleuse de Velléda, qui avait « fauté » avec le sinistre Eudore, je suis entré, comme qui dirait aujourd’hui, à la Trappe, c’est-à-dire que j’ai passé brillamment mon bachot ès druide. Depuis, à la suite de quelques frasques, — oh ! presque rien… trois ou quatre bordées vers la capitale où m’attiraient Mabille et plus tard le Moulin-Rouge, — depuis, j’ai dû accepter la petite place que j’occupe ici, un poste de tout repos, comme tu vois… gardien de la Pierre-Dieu… un poste d’embusqué, quoi ! »

La stupeur et l’inquiétude de Vorski augmentaient à chaque parole. Il consulta ses compagnons.

« Cassez-lui la tête, répétait Conrad, c’est mon idée, et je n’en démords pas.

— Et toi, Otto ?