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– Mais vous êtes fous ! Vous n’avez donc pas compris ? Ou bien vous ne me croyez pas peut-être ? Oui, j’ai deviné, ils ne me croient pas ! Ils n’imaginent pas que ce soit possible, et que j’aie pu atteindre un pareil résultat ! Un miracle, n’est-ce pas ? Mais non, de la volonté, tout simplement, et de l’esprit de suite. Et puis, vos soldats n’étaient-ils pas là ? Mon Dieu oui, vos soldats eux-mêmes qui ont travaillé pour moi en posant des lignes téléphoniques entre la poste et la maison réservée au quartier général ! Mes agents n’ont eu qu’à se brancher là-dessus, et c’était chose faite : le fourneau de mine creusé sous la maison se trouvait relié avec cette cave ! Me croyez-vous maintenant ?

Sa voix se cassait, haletante et rauque. Son inquiétude, de plus en plus précise, lui ravageait les traits. Pourquoi ces hommes ne remuaient-ils pas ? Pourquoi ne tenaient-ils aucun compte de ses ordres ? Avaient-ils pris l’inadmissible résolution de tout accepter plutôt que de lui faire grâce ?

– Voyons, quoi ? murmura-t-elle, vous me comprenez bien cependant ?… Ou alors c’est de la folie ! Voyons, réfléchissez… Vos généraux ? L’effet que leur mort causerait ?… L’impression formidable que cette mort donnerait de notre puissance ?… Et quel désarroi !… Le recul de vos troupes !… Le haut commandement désorganisé!… Voyons, voyons !…

On eût cru qu’elle cherchait à les convaincre… bien plus, qu’elle les suppliait de se placer à son point de vue à elle, et d’admettre les conséquences qu’elle avait assignées à son acte. Pour que son plan réussît, il fallait qu’ils consentissent à agir dans le sens de la logique. Sinon… sinon…

Brusquement, elle se révolta contre elle-même et contre cette espèce de supplication humiliante à quoi elle s’abaissait. Et, reprenant son attitude de menace, elle cria :

– Tant pis pour eux ! Tant pis pour eux ! C’est vous qui les aurez condamnés ! Alors vous le voulez ? Nous sommes bien d’accord ? Et puis, vous croyez me tenir peut-être ? Allons donc ! Même si vous vous entêtez, la comtesse Hermine n’a pas dit son dernier mot ! Vous ne la connaissez pas, la comtesse Hermine… Elle ne se rend jamais… la comtesse Hermine… la comtesse Hermine…

Elle était abominable à voir. Une sorte de démence la possédait. Convulsée, tordue de rage, hideuse, vieillie de vingt ans, elle évoquait l’image d’un démon que brûlent les flammes de l’enfer. Elle injuriait. Elle blasphémait. Elle lançait des imprécations. Elle riait même à l’idée de la catastrophe que son geste allait provoquer. Et elle bégayait :

– Tant pis ! C’est vous… c’est vous, les bourreaux… Ah ! quelle folie ! Alors vous l’exigez ? Mais ils sont fous !… Leurs généraux ! leurs chefs ! Non, mais ils ont perdu la tête ! Voilà qu’ils sacrifient de gaieté de cœur leurs grands généraux ! leurs grands chefs ! Et cela, sans raison, par entêtement stupide. Eh bien ! tant pis pour eux ! Tant pis pour eux ! Vous l’aurez voulu ! Vous l’aurez voulu. Je vous rends responsables. Il s’agissait d’un mot. Et ce mot…

Elle eut une hésitation suprême. La figure farouche et inflexible, elle épia ces hommes obstinés qui semblaient obéir à une implacable consigne.

Aucun d’eux ne bougea.

Alors on eût dit que, mise en face de la décision fatale, elle était envahie par un tel bouillonnement de volupté méchante qu’elle en oubliait l’horreur de sa situation. Elle prononça simplement :

– Que la volonté de Dieu soit faite, et que mon empereur soit victorieux !

Les yeux fixes, le buste rigide, du doigt elle leva la manette.

Ce fut immédiat. À travers les voûtes, à travers l’espace, le bruit de l’explosion lointaine pénétra jusqu’à la cave. Le sol parut trembler comme si le choc se fût propagé dans les entrailles de la terre.

Puis, le silence.

La comtesse Hermine écouta encore quelques secondes. Son visage était illuminé de joie. Elle répéta :

– Pour que mon empereur soit victorieux !

Et tout à coup, rabattant son bras contre elle, elle fit un effort violent en arrière, parmi les vêtements et les blouses auxquels son dos s’appuyait, eut l’air vraiment de s’enfoncer dans le mur, et disparut.

On entendit le fracas d’une lourde porte qui se referme, et, presque en même temps, au milieu de la cave, une détonation.

Bernard avait tiré dans le tas des vêtements. Et déjà il s’élançait vers la porte cachée lorsque Paul l’empoigna et le cloua sur place. Bernard se débattit sous l’étreinte.

– Mais elle nous échappe !… et tu l’as laissée faire ? Enfin, quoi ! Tu te rappelles pourtant bien le tunnel d’Ebrecourt et le système des fils électriques ?… C’est la même chose !… Et la voici qui s’enfuit !…

Il ne comprenait rien à la conduite de Paul. Et sa sœur était comme lui, indignée. C’était là l’immonde créature qui avait tué leur mère, qui avait pris le nom et la place de leur mère, et on la laissait échapper !

Elisabeth cria :

– Paul, Paul, il faut la poursuivre… il faut l’écraser… Paul, oublies-tu donc tout ce qu’elle a fait ?

Elle ne l’avait pas oublié, elle. Elle se souvenait du château d’Ornequin, et de la villa du prince Conrad, et du soir où elle avait dû vider une coupe de Champagne, et du marché qu’on lui avait imposé, et de toutes les hontes, et de toutes les tortures…

Mais Paul ne prêtait attention ni au frère, ni à la sœur, pas plus que les officiers et que les soldats. Tous observaient la même consigne d’impassibilité. Aucun événement n’avait prise sur eux.

Il s’écoula deux ou trois minutes durant lesquelles on échangea quelques paroles à voix basse, sans que personne pourtant ne