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surprise croissante à voir ainsi sa vie divulguée dans ses moindres détails, et son passé de crimes surgir des ténèbres où elle le croyait enseveli.

– Quand la guerre fut déclarée, reprit Paul, votre œuvre était au point. Postée dans la villa d’Ebrecourt, à l’entrée du tunnel, vous étiez prête. Mon mariage avec Elisabeth d’Andeville, mon arrivée subite au château d’Ornequin, mon désarroi devant le portrait de celle qui avait tué mon père, tout cela, qui vous fut annoncé par Jérôme, vous surprit un peu, et il vous fallut improviser un guet-apens où je manquai d’être assassiné à mon tour. Mais la mobilisation vous débarrassa de moi. Vous pouviez agir. Trois semaines après, Corvigny était bombardé, Ornequin envahi, Elisabeth prisonnière du prince Conrad.

« Vous avez vécu là des heures inexprimables. Pour vous, c’est la vengeance, mais c’est aussi, et cela grâce à vous, la grande victoire, le grand rêve accompli ou presque, l’apothéose des Hohenzollern. Encore deux jours et Paris est pris. Encore deux mois et l’Europe est vaincue. Quelle ivresse ! Je connais des mots prononcés par vous à cette époque, et j’ai lu des lettres écrites par vous, qui témoignent d’une véritable folie, folie d’orgueil, folie barbare, folie de l’impossible et du surhumain…

« Et puis, soudain, le réveil brutal. La bataille de la Marne ! Ah ! là encore, j’ai vu des lettres écrites par vous. Du premier coup, une femme de votre intelligence devait prévoir – et vous avez prévu – que c’était l’effondrement des espoirs et des certitudes. Vous l’avez écrit à l’empereur. Oui, vous l’avez écrit ! J’ai la copie de la lettre ! Il fallait se défendre cependant. Les troupes françaises approchaient. Par mon beau-frère Bernard, vous apprenez ma présence à Corvigny. Elisabeth sera-t-elle délivrée ? Elisabeth, qui connaît tous vos secrets… Non, elle mourra. Vous ordonnez son exécution. Tout est prêt. Si elle est sauvée, grâce au prince Conrad, et si, à défaut de sa mort, vous devez vous contenter d’un simulacre d’exécution destiné à couper court à mes recherches, du moins elle est emmenée comme une esclave. Et puis, deux victimes vous consolent, Jérôme et Rosalie. Vos complices, bourrelés de remords et attendris par les tortures d’Elisabeth, ont essayé de fuir avec elle. Vous redoutez leur témoignage ; ils sont fusillés. Troisième et quatrième crimes. Et, le lendemain, il y en a deux autres, deux soldats que vous faites assassiner, les prenant pour Bernard et pour moi. Cinquième et sixième crimes. »

Ainsi tout le drame se reconstituait en ses épisodes tragiques, et selon l’ordre des événements et des meurtres. Et c’était un spectacle plein d’horreur que celui de cette femme, coupable de tant de forfaits, et que le destin murait au fond de cette cave, en face de ses ennemis mortels. Comment se pouvait-il cependant qu’elle ne parût pas avoir perdu toute espérance ? Car il en était ainsi, et Bernard le remarqua.

– Observe-la, dit-il en s’approchant de Paul. Deux fois elle a consulté sa montre. On croirait qu’elle attend un miracle, mieux que cela, un secours direct, inévitable, qui doit lui venir à une heure fixe. Regarde… Ses yeux cherchent… Elle écoute…

– Fais entrer tous les soldats qui sont au bas de l’escalier, répondit Paul. Il n’y a aucune raison pour qu’ils n’entendent pas ce qui me reste à dire.

Et, se tournant vers la comtesse, il prononça, d’une voix qui s’animait peu à peu :

– Nous approchons du dénouement. Toute cette partie de la lutte, vous l’avez conduite sous les apparences du major Hermann, ce qui vous était plus commode pour suivre les armées et pour jouer votre rôle d’espion en chef. Hermann, Hermine… Le major Hermann, que vous faisiez passer au besoin pour votre frère, c’était vous, comtesse Hermine. Et c’est vous dont j’ai surpris l’entretien avec le faux Laschen, ou plutôt avec l’espion Karl, dans les ruines du phare au bord de l’Yser. Et c’est vous que j’ai pu saisir et attacher dans la soupente de la maison du passeur.

« Ah ! quel beau coup vous avez manqué ce jour-là. Vos trois ennemis blessés, à portée de votre main… Et vous avez fui sans les apercevoir, sans les achever ! Et vous ne saviez plus rien de nous, tandis que nous, nous connaissions vos projets. Dimanche le 10 janvier, rendez-vous à Ebrecourt, rendez-vous sinistre que vous avez pris avec Karl, tout en lui annonçant votre volonté implacable de supprimer Elisabeth. Et ce dimanche 10 janvier j’étais exact au rendez-vous. J’assistais au souper du prince Conrad ! J’étais là, après le souper, lorsque vous avez remis à Karl la fiole de poison ! J’étais là, sur le siège même de l’automobile, lorsque vous avez donné à Karl vos dernières instructions ! J’étais partout. Et, le soir même, Karl mourait. Et, la nuit suivante, j’enlevais le prince Conrad. Et le lendemain, c’est-à-dire avant-hier, maître d’un pareil otage, obligeant ainsi l’empereur à négocier avec moi, je lui dictais mes conditions, dont la première était la liberté immédiate d’Elisabeth. Et l’empereur cédait. Et nous voici ! »

Une parole entre toutes ces paroles, dont chacune montrait à la comtesse Hermine avec quelle énergie implacable elle avait été traquée, une parole la bouleversa, comme la plus effroyable des catastrophes.

Elle balbutia :

– Mort ? Vous dites que Karl est mort ?

– Abattu par sa maîtresse au moment même où il essayait de me tuer, s’exclama Paul que la haine emportait de nouveau. Abattu comme une bête enragée ! Oui, l’espion Karl est mort, et jusqu’à sa mort, il fut le traître qu’il avait été toute sa vie. Vous me demandiez des preuves ? C’est dans la poche de Karl que je les ai trouvées ! C’est dans son carnet que j’ai lu l’histoire de vos