Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/79

Cette page n’a pas encore été corrigée

Il se fit indiquer le chemin et dit à l’officier :

– J’irai seul. Nous repartirons aussitôt.

Il avait plu. Un pâle soleil d’hiver, se glissant entre les gros nuages, éclairait des pelouses et des massifs. Paul longea des serres, franchit un groupe de rochers artificiels d’où s’échappait le mince filet d’une cascade qui formait, dans un cadre de sapins noirs, un vaste étang égayé de cygnes et de canards sauvages.

À l’extrémité de cet étang, il y avait une terrasse ornée de statues et de bancs de pierre.

Elisabeth était là.

Une émotion indicible bouleversa Paul. Depuis la veille de la guerre, Elisabeth était perdue pour lui. Depuis ce jour-là elle avait subi les épreuves les plus affreuses, et les avait subies pour cette seule raison qu’elle voulait apparaître aux yeux de son mari comme une femme sans reproche, fille d’une mère sans reproche.

Et voilà qu’il la retrouvait à une heure où aucune des accusations lancées contre la comtesse Hermine ne pouvait être écartée, et où Elisabeth elle-même, par sa présence au souper du prince Conrad, avait suscité en Paul une telle indignation.

Mais comme tout cela était loin déjà ! Et comme cela comptait peu ! L’infamie du prince Conrad, les crimes de la comtesse Hermine, les liens de parenté qui pouvaient unir les deux femmes, toutes les luttes que Paul avait soutenues, toutes ses angoisses, toutes ses révoltes, toutes ses haines… autant de détails insignifiants, maintenant qu’il apercevait à vingt pas de lui sa bien-aimée malheureuse. Il ne songea plus qu’aux larmes qu’elle avait versées et n’aperçut plus que sa silhouette amaigrie, frissonnante sous la bise d’hiver.

Il s’approcha. Son pas grinça sur le galet de l’allée, et la jeune femme se retourna.

Elle n’eut pas un geste. Il comprit, à l’expression de son regard, qu’elle ne le voyait pas, en réalité, mais qu’il était pour elle comme un fantôme qui surgit des brumes du rêve, et que ce fantôme devait bien souvent flotter devant ses yeux hallucinés.

Elle lui sourit même un peu, et si tristement que Paul joignit les mains et fut près de s’agenouiller.

– Elisabeth… Elisabeth…, balbutia-t-il.

Alors elle se redressa et porta la main à son cœur, et elle devint plus pâle encore qu’elle ne l’était la veille au soir, entre le prince Conrad et la comtesse Hermine. L’image sortait des brumes. La réalité se précisait en face d’elle et dans son cerveau. Cette fois elle voyait Paul !

Il se précipita, car il lui semblait qu’elle allait tomber. Mais elle fit un effort sur elle-même, tendit les mains pour qu’il n’avançât point, et le regarda profondément, comme si elle eût voulu pénétrer jusqu’aux ténèbres mêmes de son âme et savoir ce qu’il pensait.

Paul ne bougea plus, tout palpitant d’amour.

Elle murmura :

– Ah ! je vois que tu m’aimes… tu n’as pas cessé de m’aimer… maintenant j’en suis sûre.

Elle gardait cependant les bras tendus comme un obstacle, et lui-même ne cherchait pas à avancer. Toute leur vie et tout leur bonheur étaient dans leur regard, et, tandis que leurs yeux se mêlaient éperdument, elle continua :

– Ils m’ont dit que tu étais prisonnier. C’est donc vrai ? Ah ! ce que je les ai suppliés pour qu’on me conduisît auprès de toi ! Ce que je me suis abaissée ! J’ai dû même m’asseoir à leur table, et rire de leurs plaisanteries, et porter des bijoux, des colliers de perles qu’ils m’imposaient. Tout cela pour te voir !… Et ils promettaient toujours… Et puis, enfin, cette nuit on m’a emmenée jusqu’ici, et j’ai cru qu’ils s’étaient joués de moi une fois encore… ou bien que c’était un piège nouveau… ou bien qu’ils se décidaient enfin à me tuer… Et puis te voilà !… Te voilà !… toi, mon Paul chéri !…

Elle lui saisit la figure entre ses deux mains et, tout à coup, désespérée :

– Mais tu ne vas pas t’en aller encore ? Demain seulement, n’est-ce pas ? Ils ne te reprennent pas à moi, comme cela, après quelques minutes ? Tu restes, n’est-ce pas ? Ah ! Paul, je n’ai plus de courage… Ne me quitte plus…

Elle fut très étonnée de le voir qui souriait.

– Qu’est-ce que tu as, mon Dieu ? Comme tu as l’air d’être heureux !

Il se mit à rire et, cette fois, l’attirant contre lui avec une autorité qui n’admettait point de résistance, il lui baisa les cheveux, et le front, et les joues, et les lèvres, et il disait :

– Je ris parce qu’il n’y a pas autre chose à faire que de rire et de t’embrasser. Je ris aussi parce que je me suis imaginé des tas d’histoires absurdes… Oui, figure-toi, ce souper hier soir… je t’ai aperçue de loin, et j’ai souffert la mort… je t’ai accusée de je ne sais quoi… Faut-il être bête !

Elle ne comprenait pas sa gaieté, et elle répéta :

– Comme tu es heureux ! Comment se peut-il que tu sois si heureux ?

– Il n’y a aucune raison pour que je ne le sois pas, dit Paul toujours en riant. Voyons, réfléchis… On se retrouve tous les deux, à la suite de malheurs auprès desquels ceux qui ont frappé la famille des Atrides ne comptent pas. Nous sommes ensemble, rien ne peut plus nous séparer, et tu ne veux pas que je sois content ?

– Rien ne peut donc plus nous séparer ? dit-elle tout anxieuse.

– Évidemment. Est-ce donc si étrange ?

– Tu restes avec moi ? Nous allons vivre ici ?

– Ah ! non, alors… En voilà une idée ! Tu