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– Oui, il est mort. Deux balles l’ont atteint dans le dos. Elle murmura d’une voix altérée :

– C’est horrible, ce que j’ai fait. Voilà que je l’ai tué, moi ! Ce n’est pas un meurtre, monsieur, n’est-ce pas ? Et j’en avais le droit ?… Tout de même, c’est horrible… Voilà que j’ai tué Karl !

Son visage, jeune encore et assez joli, bien que très vulgaire, était décomposé. Ses yeux ne semblaient pas pouvoir se détacher du cadavre.

– Qui êtes-vous ? demanda Paul.

Elle répondit avec des sanglots :

– J’étais son amie… mieux que cela, ou plutôt pis que cela… Il m’avait juré qu’il m’épouserait… Mais les serments de Karl !… Un tel menteur, monsieur, un tel lâche !… Ah ! tout ce que je sais de lui… Moi-même, peu à peu, à force de me taire, je devenais sa complice. C’est qu’il me faisait si peur ! Je ne l’aimais plus, mais je tremblais et j’obéissais… Avec quelle haine, à la fin !… et comme il la sentait, cette haine ! Il me disait souvent : « Tu es bien capable de m’égorger un jour ou l’autre. » Non, monsieur… J’y pensais bien, mais jamais je n’aurais eu le courage. C’est seulement tout à l’heure, quand j’ai vu qu’il allait vous frapper… et surtout quand j’ai entendu votre nom…

– Mon nom, pourquoi ?

– Vous êtes le mari de Mme Delroze.

– Et alors ?

– Alors je la connais. Pas depuis longtemps, depuis aujourd’hui. C’est ce matin que Karl, venant de Belgique, a passé par la ville où j’habite et m’a emmenée chez le prince Conrad. Il s’agissait de servir, comme femme de chambre, une dame française que nous devions conduire dans un château. J’ai compris ce que cela voulait dire. Là encore, il me fallait être complice, inspirer confiance… Et puis j’ai vu cette dame française… Je l’ai vue pleurer… Et elle est si douce, si bonne, qu’elle m’a retourné le cœur. J’ai promis de la secourir… Seulement, je ne pensais pas que ce serait de cette façon, en tuant Karl…

Elle se releva brusquement et prononça d’un ton âpre :

– Mais il le fallait, monsieur. Cela ne pouvait pas être autrement, car j’en savais trop sur son compte. Lui ou moi… C’est lui… Tant mieux, je ne regrette rien… Il n’y avait pas au monde un pareil misérable, et, avec des gens de son espèce, il ne faut pas hésiter. Non, je ne regrette rien.

Paul lui dit :

– Il était dévoué à la comtesse Hermine, n’est-ce pas ?

Elle frissonna et baissa la voix pour répondre.

– Ah ! ne parlons pas d’elle, je vous en supplie. Celle-là est plus terrible encore, et elle vit toujours, elle ! Ah ! si jamais elle me soupçonne !

– Qui est cette femme ?

– Est-ce qu’on sait ? Elle va et vient, elle est maîtresse partout où elle se trouve… On lui obéit ainsi qu’à l’empereur. Tout le monde la redoute. C’est comme son frère…

– Son frère ?

– Oui, le major Hermann.

– Hein ! vous dites que le major Hermann est son frère ?

– Certes, d’ailleurs il suffit de le voir. C’est la comtesse Hermine elle-même !

– Mais vous les avez vus ensemble ?

– Ma foi… je ne me rappelle plus… Pourquoi cette question ?

Le temps était trop précieux pour que Paul insistât. Ce que cette femme pouvait penser de la comtesse Hermine importait peu.

Il lui demanda :

– Elle demeure bien chez le prince ?

– Actuellement, oui… Le prince habite au premier étage, par-derrière ; elle, au même étage, mais par-devant.

– Si je lui fais dire que Karl, victime d’un accident, m’envoie, moi, son chauffeur, la prévenir, me recevra-t-elle ?

– Assurément.

– Connaît-elle le chauffeur de Karl, celui dont j’ai pris la place ?

– Non. C’est un soldat que Karl a emmené de Belgique.

Paul réfléchit un instant, puis reprit :

– Aidez-moi.

Ils poussèrent le cadavre vers le fossé de la route, l’y descendirent et le recouvrirent de branches mortes.

– Je retourne à la villa, dit-il. Quant à vous, marchez jusqu’à ce que vous rencontriez un groupe d’habitations. Éveillez les gens et racontez l’assassinat de Karl par son chauffeur et votre fuite. Le temps de prévenir la police, de vous interroger, de téléphoner à la villa, c’est plus qu’il n’en faut.

Elle s’effraya :

– Mais la comtesse Hermine ?

– Ne craignez rien de ce côté. En admettant que je ne la réduise pas à l’impuissance, comment pourrait-elle vous soupçonner, puisque l’enquête rejettera tout sur moi seul ? D’ailleurs, nous n’avons pas le choix.

Et, sans plus l’écouter, il remit la voiture en mouvement, saisit le volant, et, malgré les prières effarées de la femme, il partit.

Il partit avec autant d’ardeur et de décision que s’il se pliait aux exigences d’un projet nouveau dont il eût fixé tous les détails et connu l’efficacité certaine.

« Je vais voir la comtesse, se disait-il. Et alors, soit que, inquiète sur le sort de Karl, elle veuille que je la conduise auprès de lui, soit qu’elle me reçoive dans une pièce quelconque de la villa, je l’oblige par n’importe quel procédé à me révéler le nom du château qui sert de prison à Elisabeth. Je l’oblige à me donner le moyen de la délivrer et de la faire évader. »

Mais comme tout cela était vague ! Que d’obstacles ! Que d’impossibilités ! Comment supposer que les circonstances seraient dociles au point de rendre la comtesse