Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/7

Cette page n’a pas encore été corrigée

se rattache à un drame terrible, et si étroitement, que cela ne fait et ne peut faire qu’un dans mon souvenir. Ce drame, on en a beaucoup parlé à l’époque, et votre père, qui était un ami de mon père, comme vous le savez, en eut connaissance par les journaux. S’il ne vous en a rien dit, c’est sur ma demande, et parce que je voulais être le premier à vous raconter ces événements… si douloureux pour moi.

Leurs mains s’unirent. Il savait que chacune de ses phrases serait accueillie avec ferveur et, après un silence, il reprit  :

— Mon père était un de ces hommes qui forcent la sympathie, même l’affection, de tous ceux qui les approchent. Enthousiaste, généreux, plein de séduction et de bonne humeur, s’exaltant pour toutes les belles causes et pour tous les beaux spectacles, il aimait la vie et en jouissait avec une sorte de hâte. «  En 70, engagé volontaire, il avait gagné sur les champs de bataille ses galons de lieutenant, et l’existence héroïque du soldat convenait si bien à sa nature, qu’il s’engagea une seconde fois pour combattre au Tonkin, et une troisième fois pour aller à la conquête de Madagascar. «  C’est au retour de cette campagne, d’où il revint capitaine et officier de la Légion d’honneur, qu’il se maria. Six ans plus tard il était veuf. »   «  Lorsque ma mère mourut, j’avais à peine quatre ans, et mon père m’entoura d’une tendresse d’autant plus vive que la mort de sa femme l’avait frappé cruellement. Il tint à commencer lui-même mon éducation. Au point de vue physique, il s’ingéniait à développer mon entraînement et à faire de moi un gars solide et courageux. L’été, nous allions au bord de la mer  ; l’hiver, dans les montagnes de Savoie, sur la neige et sur la glace. Je l’aimais de tout mon cœur. Aujourd’hui encore, je ne puis songer à lui sans une émotion réelle.

«  À onze ans, je le suivis dans un voyage à travers la France, qu’il avait retardé depuis des années parce qu’il voulait que je l’accomplisse avec lui, et seulement à l’âge où j’en pourrais comprendre toute la signification. C’était un pèlerinage aux lieux mêmes et sur les routes où il avait combattu jadis, durant l’année terrible.

«  Ces journées, qui devaient se terminer par la plus affreuse catastrophe, m’ont laissé des impressions profondes. Aux bords de la Loire, dans les plaines de la Champagne, dans les vallées des Vosges, et surtout parmi les villages de l’Alsace, quelles larmes j’ai versées en voyant couler les siennes  ! De quel espoir naïf j’ai palpité en écoutant ses paroles d’espoir  !

«  — Paul, me disait-il, je ne doute pas qu’un jour ou l’autre tu ne te trouves en face de ce même ennemi que j’ai combattu. Dès maintenant, et malgré toutes les belles phrases d’apaisement que tu pourras entendre, hais-le de toute ta haine, cet ennemi. Quoi qu’on dise, c’est un barbare, une brute orgueilleuse, un homme de sang et de proie. Il nous a écrasés une première fois, il n’aura de cesse qu’il ne nous ait écrasés encore, et définitivement. Ce jour-là, Paul, rappelle-toi chacune des étapes que nous parcourons ensemble. Celles que tu suivras seront des étapes de victoire, j’en suis sûr. Mais n’oublie pas un instant les noms de celles-ci, Paul, et que ta joie de triompher n’efface jamais ces noms de douleur et d’humiliation qui sont  : Frœschwiller, Mars-la-Tour, Saint-Privat, et tant d’autres  ! N’oublie pas, Paul…

«  Puis il souriait  :

«  — Mais pourquoi m’inquiéter  ? C’est lui-même qui se chargera d’éveiller la haine au cœur de ceux qui ont oublié et de ceux qui n’ont pas vu. Est-ce qu’il peut changer, lui  ? Tu verras, Paul, tu verras. Tout ce que je puis te dire ne vaut pas l’effroyable réalité. Ce sont des monstres.  »

Paul Delroze s’était tu. Sa femme lui demanda, d’une voix un peu timide  :

— Pensez-vous que votre père avait tout à fait raison  ?

— Mon père était peut-être influencé par des souvenirs trop récents. J’ai beaucoup voyagé en Allemagne, j’y ai même séjourné, et je crois que l’état d’âme n’est plus le même. Aussi, je l’avoue, j’ai quelquefois du mal à comprendre les paroles de mon père… Cependant… cependant elles me troublent très souvent. Et puis, ce qui s’est passé par la suite est si étrange  !

La voiture avait ralenti. La route s’élevait doucement vers les collines qui surplombent la vallée du Liseron. Le soleil penchait du côté de Corvigny. Une diligence les croisa, chargée de malles, puis deux automobiles où s’entassaient les voyageurs et les colis. Un piquet de cavalerie galopait à travers les champs.

— Marchons, dit Paul Delroze.

Ils suivirent à pied la voiture et Paul reprit  :

— Ce qui me reste à vous dire, Elisabeth, se présente à ma mémoire en détails très précis, qui émergent en quelque sorte d’une brume épaisse où je ne distingue rien. À peine puis-je affirmer que, cette partie du voyage terminée, nous devions aller de Strasbourg vers la Forêt-Noire. Pourquoi notre itinéraire fut-il changé  ? Je ne le sais pas. Je me vois un matin en gare de Strasbourg et montant dans un train qui se dirigeait vers les Vosges… oui, dans les Vosges. Mon père lisait et relisait une lettre qu’il venait de recevoir et qui semblait lui faire plaisir. Cette lettre avait-elle modifié ses projets  ? Je ne sais pas non plus. Nous avons déjeuné en cours de route. Il faisait une chaleur d’orage et je me suis endormi, de sorte que je me rappelle seulement la place principale d’une petite ville allemande où nous avons loué deux bicyclettes, laissant nos valises à la consigne… Et puis… comme tout cela est confus  !… nous avons roulé à travers un