Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/68

Cette page n’a pas encore été corrigée

donne-moi son manteau et sa casquette. J’aurais voulu m’épargner ce déguisement. Mais qui veut la fin…

– Alors demanda Bernard, tu risques l’aventure ? Et si Karl ne reconnaît pas son chauffeur ?

– Il ne pensera même pas à le regarder.

– Mais s’il t’adresse la parole ?

– Je ne répondrai pas. D’ailleurs, dès que nous serons hors de l’enceinte, je n’ai plus rien à redouter de lui.

– Et moi ?

– Toi, attache soigneusement ton prisonnier et enferme-le dans quelque réduit. Ensuite retourne dans les massifs, derrière la fenêtre au balcon. J’espère t’y rejoindre avec Elisabeth vers le milieu de la nuit, et nous n’aurons qu’à prendre tous trois la route du tunnel. Si par hasard tu ne me voyais pas revenir…

– Eh bien ?

– Eh bien va-t’en seul, avant que le jour ne se lève.

– Mais…

Paul s’éloignait déjà. Il était dans cette disposition d’esprit où l’on ne consent même plus à réfléchir aux actes que l’on a décidé d’accomplir. Du reste, les événements semblaient lui donner raison. Karl le reçut avec des injures, mais sans prêter la moindre attention à ce comparse pour lequel il n’avait pas assez de mépris. L’espion enfila sa peau de bique, s’assit au volant, et mania les leviers tandis que Paul s’installait à côté de lui.

La voiture s’ébranlait déjà quand une voix, qui venait du perron, ordonna :

– Karl ! Karl !

Paul eut un instant d’inquiétude. C’était la comtesse Hermine.

Elle s’approcha de l’espion et lui dit tout bas, en français :

– Je te recommande, Karl… Mais ton chauffeur ne comprend pas le français, n’est-ce pas ?

– À peine l’allemand. Excellence. C’est une brute. Vous pouvez parler.

– Voilà. Ne verse que dix gouttes du flacon, sans quoi…

– Convenu, Excellence. Et puis ?

– Tu m’écriras dans huit jours si tout s’est bien passé. Écris-moi à notre adresse de Paris, et pas avant, ce serait inutile.

– Vous retournerez donc en France, Excellence ?

– Oui. Mon projet est mûr.

– Toujours le même ?

– Oui. Le temps paraît favorable. Il pleut depuis plusieurs jours, et l’état-major m’a prévenue qu’il allait agir de son côté. Donc je serai là-bas demain soir et il suffira d’un coup de pouce…

– Oh ! ça, d’un coup de pouce, pas davantage. J’y ai travaillé moi-même et tout est au point. Mais vous m’avez parlé d’un autre projet, pour compléter le premier, et j’avoue que celui-là…

– Il le faut, dit-elle. La chance tourne contre nous. Si je réussis, ce sera la fin de la série noire.

– Et vous avez le consentement de l’empereur ?

– Inutile. Ce sont là de ces entreprises dont on ne parle pas.

– Celle-ci est dangereuse et terrible.

– Tant pis.

– Pas besoin de moi, là-bas. Excellence ?

– Non. Débarrasse-nous de la petite. Pour l’instant cela suffit. Adieu.

– Adieu, Excellence.

L’espion débraya ; l’auto partit.

L’allée qui encerclait la pelouse centrale conduisait devant un pavillon qui commandait la grille du jardin et qui servait au corps de garde. De chaque côté s’élevaient les hautes murailles de l’enceinte.

Un officier sortit du pavillon. Karl jeta le mot de passe : « Hohenstaufen ». La grille fut ouverte et l’auto s’élança sur une grande route qui traverse d’abord la petite ville d’Ebrecourt et serpente ensuite au milieu de collines basses.

Ainsi Paul Delroze, à onze heures du soir, se trouvait seul, dans la campagne déserte, avec Elisabeth et avec l’espion Karl. Qu’il parvînt à maîtriser l’espion, et de cela il ne doutait point, Elisabeth serait libérée. Il n’y aurait plus alors qu’à revenir, à pénétrer dans la villa du prince Conrad, grâce au mot de passe, et à retrouver Bernard. L’entreprise achevée, et complétée selon les desseins de Paul, le tunnel les ramènerait tous trois au château d’Ornequin.

Paul s’abandonna donc à la joie qui l’envahissait. Elisabeth était là, sous sa protection, Elisabeth dont le courage certes avait fléchi sous le poids des épreuves, mais à laquelle il devait son indulgence puisqu’elle était malheureuse par sa faute à lui. Il oubliait, il voulait oublier toutes les vilaines phases du drame, pour ne songer qu’au dénouement proche, au triomphe, à la délivrance de sa femme.

Il observait attentivement la route, afin de ne pas se perdre au retour, et il combinait le plan de son attaque, le fixant à la première halte qu’on serait obligé de faire. Résolu à ne pas tuer l’espion, il l’étourdirait d’un coup de poing et, après l’avoir terrassé et ligoté, il le jetterait dans quelque taillis.

On rencontra un bourg important, puis deux villages, puis une ville où il fallut s’arrêter et montrer les papiers de la voiture.

Après, ce fut encore la campagne, et une série de petits bois dont les arbres s’illuminaient au passage.

À ce moment, la lumière des phares faiblissant, Karl ralentit l’allure. Il grogna :

– Double brute, tu ne sais même pas entretenir tes phares ! As-tu remis du carbure ?

Paul ne répondit pas. Karl continua de maugréer. Puis il freina en jurant :

– Tonnerre d’imbécile ! Plus moyen