Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/67

Cette page n’a pas encore été corrigée

explication, une courte mimique, deux gestes, pas plus, mais d’un cynisme infernal. Les yeux fixés sur la comtesse, l’espion Kari entrouvrit son dolman et tira à demi, hors de la gaine qui le retenait, un poignard. La comtesse fit un signe de désapprobation et tendit au misérable un petit flacon qu’il empocha en répondant d’un haussement d’épaules :

« Comme vous voulez ! Cela m’est égal. »

Et, assis l’un près de l’autre, ils s’entretinrent avec animation, la comtesse donnant ses instructions que Karl approuvait ou discutait.

Paul eut la sensation que, s’il ne maîtrisait pas son effroi, s’il n’arrêtait pas les battements désordonnés de son cœur, Elisabeth était perdue. Pour la sauver, il fallait avoir un cerveau d’une lucidité absolue, et prendre, au fur et à mesure des circonstances, sans réfléchir et sans hésiter, d’immédiates résolutions.

Or, ces résolutions, il ne pouvait les prendre qu’au hasard et peut-être à contresens, puisqu’il ne connaissait pas réellement les plans de l’ennemi. Néanmoins, il arma son revolver.

Il supposait alors que la jeune femme, une fois prête à partir, rentrerait dans la salle et s’en irait avec l’espion ; mais, au bout d’un moment, la comtesse frappa sur un timbre et dit quelques mots au domestique qui se présenta. Le domestique sortit. Paul entendit deux coups de sifflet, puis le ronflement d’une automobile dont le bruit se rapprochait.

Karl regardait dans le couloir par la porte entrouverte. Il se tourna vers la comtesse comme s’il eût dit :

« La voilà… Elle descend… »

Paul comprit alors qu’Elisabeth s’en allait directement vers l’automobile où Karl la rejoindrait. En ce cas, il fallait agir et sans retard.

Une seconde, il resta indécis. Profiterait-il de ce que Karl était encore là pour faire irruption dans la salle et pour le tuer à coups de revolver ainsi que la comtesse Hermine ? C’était le salut d’Elisabeth, puisque seuls les deux bandits en voulaient à son existence.

Mais il redouta l’échec d’une tentative aussi audacieuse, et, sautant du balcon, il appela Bernard.

– Elisabeth part en automobile. Karl est avec elle et doit l’empoisonner. Suis-moi… le revolver au poing…

– Que veux-tu faire ?

– Nous verrons.

Ils contournèrent la villa en se glissant parmi les buissons qui bordaient l’allée. D’ailleurs, ces parages étaient déserts.

– Écoute, dit Bernard. Une automobile qui s’en va…

Paul, très inquiet d’abord, protesta :

– Mais non, mais non, c’est le bruit du moteur.

De fait, quand il leur fut possible d’apercevoir la façade principale, ils virent devant le perron une limousine autour de laquelle étaient groupés une douzaine de soldats et de domestiques, et dont les phares illuminaient l’autre partie du jardin, laissant dans l’ombre l’endroit où se trouvaient Paul et Bernard.

Une femme descendit les marches du perron et disparut dans l’automobile.

– Elisabeth, dit Paul. Et voici Karl…

L’espion s’arrêta sur la dernière marche et donna au soldat qui servait de chauffeur des ordres que Paul entendit par bribes.

Le départ approchait. Encore une minute et, si Paul ne s’y opposait pas, l’automobile emportait l’assassin et sa victime. Minute horrible, car Paul Delroze sentait tout le danger d’une intervention qui n’aurait même point l’avantage d’être efficace, puisque la mort de Karl n’empêcherait pas la comtesse Hermine de poursuivre ses projets.

Bernard murmura :

– Tu n’as cependant pas l’intention d’enlever Elisabeth ? Il y a là tout un poste de factionnaires.

– Je ne veux qu’une chose : abattre Karl.

– Et après ?

– Après ? On s’empare de nous. Il y a interrogatoire, enquête, scandale… Le prince Conrad se mêle de l’affaire.

– Et on nous fusille. Je t’avoue que ton plan…

– Peux-tu m’en proposer un autre ?

Il s’interrompit. L’espion Karl, très en colère, invectivait contre son chauffeur et Paul saisit ces paroles :

– Bougre d’idiot ! Tu n’en fais jamais d’autres ! Pas d’essence. Crois-tu que nous en trouverons cette nuit ? Où y en a-t-il de l’essence ? À la remise ? Cours-y, andouille. Et ma fourrure ? Tu l’as oubliée également ? Au galop ! Rapporte-la. Je vais conduire moi-même. Avec un abruti de ton espèce, on risque trop…

Le soldat se mit à courir. Et, aussitôt, Paul constata que, pour aller lui-même jusqu’à la remise dont on discernait les lumières, il n’aurait pas à s’écarter des ténèbres qui le protégeaient.

– Viens, dit-il à Bernard, j’ai mon idée que tu vas comprendre.

Leurs pas assourdis par l’herbe d’une pelouse, ils gagnèrent les communs réservés aux écuries et aux garages d’autos, et où ils purent pénétrer sans que leur silhouette fût aperçue de l’extérieur. Le soldat se trouvait dans un arrière-magasin dont la porte était ouverte. De leur cachette ils le virent qui décrochait d’une patère une énorme peau de bique qu’il jeta sur son épaule, puis qui prenait quatre bidons d’essence. Ainsi chargé, il sortit du magasin et passa devant Paul et Bernard.

Le coup fut vivement exécuté. Avant même qu’il eût le temps de pousser un cri, il était renversé, immobilisé et pourvu d’un bâillon.

– Voilà qui est fait, dit Paul. Maintenant