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C’est papa qui l’a dit… L’Arc de Triomphe… Le Café Anglais… Le Grand Seize… Le Moulin-Rouge !…

Le tumulte cessa d’un coup. La voix impérieuse de la comtesse Hermine commanda :

– Qu’on s’en aille ! Que chacun rentre chez soi ! Plus vite que cela, messieurs, s’il vous plaît.

Les officiers et les dames s’esquivèrent rapidement. Dehors, sur l’autre façade de la maison, plusieurs coups de sifflet retentirent. Presque aussitôt des automobiles arrivèrent des remises. Le départ général eut lieu.

Cependant la comtesse avait fait un signe aux domestiques, et, montrant le prince Conrad :

– Portez-le dans sa chambre.

En un tour de main, le prince fut enlevé.

Alors, la comtesse Hermine s’approcha d’Elisabeth.

Il ne s’était pas écoulé cinq minutes depuis l’effondrement du prince sous la table, et, après le vacarme de la fête, c’était maintenant le grand silence dans la pièce en désordre où les deux femmes se trouvaient seules.

Elisabeth avait de nouveau enfoui sa tête entre ses mains, et elle pleurait abondamment avec des sanglots qui lui convulsaient les épaules. La comtesse Hermine s’assit auprès d’elle et la toucha légèrement au bras.

Les deux femmes se regardèrent sans un mot. Étrange regard, chez l’une et chez l’autre, chargé d’une haine égale. Paul ne les quittait pas des yeux. À les observer l’une et l’autre, il ne pouvait pas douter qu’elles ne se fussent déjà vues, et que les paroles qui allaient être échangées ne fussent la suite de la conclusion d’explications antérieures. Mais quelles explications ? Et que savait Elisabeth au sujet de la comtesse Hermine ? Acceptait-elle comme sa mère cette femme qu’elle considérait avec tant d’aversion ?

Jamais deux êtres ne s’étaient distingués par une physionomie plus différente et surtout par une expression qui indiquât des natures plus opposées. Et pourtant, combien était fort le faisceau des preuves qui les liait l’une à l’autre ! Ce n’étaient plus des preuves, mais les éléments d’une réalité si vivante que Paul ne songeait même pas à les discuter. Le trouble de M. d’Andeville en présence de la photographie de la comtesse, photographie prise à Berlin quelques années après la mort simulée de la comtesse, ne montrait-il pas d’ailleurs que M. d’Andeville était complice de cette mort simulée, complice peut-être de beaucoup d’autres choses ?

Et alors Paul en revenait à la question que posait l’angoissante rencontre de la mère et de la fille : que savait Elisabeth de tout cela ? Quelles clartés avait-elle réussi à se faire sur cet ensemble monstrueux de hontes, d’infamies, de trahisons et de crimes ? Accusait-elle sa mère ? Et, se sentant écrasée sous le poids des forfaits, la rendait-elle responsable de sa propre lâcheté ?

« Oui, oui, évidemment, se disait Paul, mais pourquoi tant de haine ? Il y a entre elles une haine que la mort seule pourrait assouvir. Et le désir du meurtre est peut-être plus violent dans les yeux d’Elisabeth que dans les yeux mêmes de celle qui est venue pour la tuer. »

Paul éprouvait cette impression de façon si aiguë qu’il s’attendait vraiment à ce que l’une ou l’autre agît sur-le-champ, et qu’il cherchait le moyen de secourir Elisabeth. Mais il se produisit une chose tout à fait imprévue. La comtesse Hermine sortit de sa poche une de ces grandes cartes topographiques dont se servent les automobilistes, la déplia, posa son doigt sur un point, suivit le tracé rouge d’une route jusqu’à un autre point, et, là, s’arrêtant, prononça quelques mots qui parurent bouleverser de joie Elisabeth.

Elle agrippa le bras de la comtesse et se mit à parler fiévreusement avec des rires et des sanglots, tandis que la comtesse hochait la tête en ayant l’air de dire :

« C’est entendu… Nous sommes d’accord… tout se passera comme vous le désirez… »

Paul crut qu’Elisabeth allait baiser la main de son ennemie, tellement elle semblait déborder d’allégresse et de reconnaissance, et il se demandait anxieusement dans quel nouveau piège tombait la malheureuse, lorsque la comtesse se leva, marcha vers une porte, et l’ouvrit.

Ayant fait un signe, elle revint.

Quelqu’un entra, vêtu d’un uniforme.

Et Paul comprit. L’homme que la comtesse Hermine introduisait, c’était l’espion Karl, son complice, l’exécuteur de ses desseins, celui qu’elle chargeait de tuer Elisabeth. L’heure de la jeune femme avait sonné.

Karl s’inclina. La comtesse Hermine le présentait, puis, montrant la route et les deux points de la carte, elle lui expliqua ce qu’on attendait de lui.

Il tira sa montre et eut un mouvement comme pour promettre :

« Ce sera fait à telle heure. »

Aussitôt, Elisabeth, sur une invitation de la comtesse, sortit.

Bien que Paul n’eût pas entendu un seul mot de ce qui s’était dit, cette scène rapide prenait pour lui le sens le plus clair et le plus terrifiant. La comtesse, usant de ses pouvoirs illimités, et profitant de ce que le prince Conrad dormait, proposait à Elisabeth un plan de fuite, sans doute en automobile et vers un point des régions voisines désigné d’avance. Elisabeth acceptait cette délivrance inespérée. Et la fuite aurait lieu sous la direction et sous la protection de Karl !

Le piège était si bien tendu et la jeune femme, affolée de souffrance, s’y précipita avec tant de bonne foi que les deux complices, restant seuls, se regardèrent en riant. En vérité, la besogne s’accomplissait trop facilement et il n’y avait point de mérite à réussir dans de pareilles conditions.

Il y eut alors entre eux, avant même toute